Rétrospective, Avraham B Yehoshua
Rétrospective, trad. hébreu Jean-Luc Allouche, 24 août, 478 p. 22 €
Ecrivain(s): Avraham B Yehoshua Edition: Grasset
L’innocence, la défense, au double sens de protéger, et d’interdire, sont moins les prétextes que les fils conducteurs de ce livre dense qui commence par une rétrospective et s’achève sur une perspective, une ouverture, un point de fuite, un point d’orgue.
Un metteur en scène israélien vieillissant, à la limite de l’épuisement sinon de l’éreintement, est convié à une rétrospective de ses œuvres par un prêtre cinéphile, directeur des archives à Saint-Jacques de Compostelle. Il est accompagné de Ruth, l’actrice fétiche qui a traversé la majeure partie de ses films.
Le monde du cinéma, par essence monde du décor, de l’illusion, de la chimère où les acteurs deviennent des figures : « (…) la femme avec laquelle j’ai été marié ne comprenait pas la nature de la relation que j’ai continué d’entretenir avec la figure – Ruth – que le scénariste m’avait laissée » (p.244), revient à Yaïr Mozes, le metteur en scène, comme un boomerang, au soir de sa vie et de son inspiration.
Le vieux metteur en scène revisite les films que son scénariste, avec lequel il a rompu toute relation après le refus de tourner une scène, l’oblige à re-visionner. Commence alors pour lui un zoom arrière loin dans le temps, à l’époque de ses premiers films tournés en collaboration avec celui qu’on pourrait appeler son âme damnée, ou son révélateur au sens photographique du terme. « Qu’est-ce que ça peut te faire si je meurs ? Mais, avant de mourir, je veux qu’on parle. La rétrospective que tu m’as imposée n’est pas terminée » (p.368), dira-t-il à son scénariste, Saül Trigano, lui-même en quête d’unereconstitution dont le sens et l’importance le dépassent. Ruth, l’ancienne « bien-aimée » de Trigano dira à Mozes : « Oui, Mozes, le moment est venu de saisir que, dans tes films, se dissimulent des choses que tu ignorais ou que tu ne comprenais pas » (p.99).
Les trois religions, chrétienne, juive, musulmane sont confondues, confondantes, chacun ne sachant qu’en penser. Même la notion de terre, de territoire, de frontière est relâchée, repoussée, coupée et reconstruite au montage. On triche avec la réalité, avec la vérité (?), avec le temps, l’histoire, l’Histoire, avec Dieu ou son mythe : l’« installation » du Sommeil des soldats : « (…) l’installation ne nécessite aucune explication, cela doit rester fluide et volatil, de sorte que chacun puisse l’interpréter à son gré. En outre, il faut la fabriquer de telle façon qu’elle se prête à des explications contradictoires. Quelque chose entre espoir et menace, entre passé et futur… » (p.151) et la survenue de la Bédouine qui rôde autour rappellent le Graal et la forêt défendue « (…) peut-être comme une médiatrice réconciliant des ennemis… » (p.149). Le personnage mythologique descendu de la locomotive dans La Gare isolée paraît un Wotan, une déité errante à la recherche de la faute, la provoquant.
Qui fait tomber les hommes ? Est-ce Ruth – son autre nom, au moins aussi douteux est Néhama, « Consolation », dont Trigano dit : « Mais je sentais l’absurde qui émanait de sa personnalité, ce mélange surréaliste qui avait germé dans cette enfant trouvée, à l’origine douteuse, qu’un vieux rabbin avait amenée dans ce pays depuis son village des confins du Sahara » (p.403-404).
Dans l’étrange scène, à Saint-Jacques de Compostelle, où un moine, frère du directeur des archives, qui ne peut recevoir de confession et encore moins donner l’absolution, reçoit les aveux innocents du metteur en scène juif, Mozes prend conscience d’un arrêt sur image : « La main de Mozes se tend vers une chaînette qui brille au-dessus de sa tête, ressemblant au signal d’alarme des anciens trains… » (p.241). En achetant un bâton de pèlerin, souvenir de son séjour, Mozes va dès lors incarner ce personnage et, le bâton de Saint-Jacques incrusté dans la paume, partir en quête de ce sur quoi on l’a mis sur la voie, son passé mais sans mélancolie, sans nostalgie, pour voir de quelle manière les temps ont changé. Et dans la scène finale, en recevant le lait d’une grosse fermière à demi stupide, Dulcinée d’un Don Quichotte détrompé mais se satisfaisant de l’être, nourri de ce « sel de la terre » fruste, Mozes va s’ouvrir – à soixante-dix ans – à une nouvelle inspiration : rien n’est tari, tout peut sinon recommencer, du moins bifurquer, revêtir dans le même décor, un autre sens.
Symbole, fable, Rétrospective est tout cela. On dort beaucoup dans ce livre, qu’on se précipite dans le sommeil ou qu’il vous tombe dessus, mais on est toujours rattrapé par l’aurore. Noir.
Anne Morin
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