Retour à Venise, Angelica Liddell, Théâtre de l’Odéon Paris
You are my destiny (Lo stupro di Lucrezia), texte et mise en scène d’Angelica Liddell
Je n’avais pas lu délibérément le texte d’A. Liddell, paru dans sa traduction française tout récemment aux Solitaires Intempestifs. Je voulais voir et entendre simplement, totalement le théâtre d’autant que la coproduction du spectacle proposait une version sous-titrée en espagnol et italien. Lire faisait partie de la scénographie : les deux écrans digitaux redoubleraient la parole de l’auteure /Lucrèce.
Angelica Liddell (en charge des costumes et de la scénographie) aime par dessus tout la peinture : elle se souviendrait des tableaux de la Renaissance italienne et du décor vénitien de la place St-Marc avec la façade factice du palais des doges. Etrange expérience de cet immense plateau, devenant lieu de la rage dionysiaque de Liddell. Ecraser les grappes de raisin serait l’acte cérémoniel par excellence. Posés au sol tout d’abord et ensuite vers la fin du spectacle, piétinés presque au ralenti, les raisins diront l’antique fondation du théâtre.
Cela allait donc durer deux heures et vingt minutes, le temps de l’incarnation de quelques pages de texte constituées de citations shakespeariennes, d’éléments d’une diariste ou d’une chanson en final, de Paul Anka qui donne son titre à l’œuvre. Un spectacle, un concert, des rituels religieux comme à la Semaine Sainte ou des cortèges de nonnes orthodoxes, et des images du temps de l’Achoura quand les hommes au son des tambours se flagellent (longs tableaux jusqu’à l’insupportable), constituent la matière charnelle du spectacle, à la défaveur d’un texte dramatique.
Comme des bruits de cor pour commencer, et Angelica Liddell, alors que la salle demeure éclairée, s’avance dans sa robe verte de princesse de conte de fées. C’est le prologue, la vie meurtrie d’Angelica. Elle déplie minutieusement une feuille de papier et en espagnol (ce sera l’unique passage dit dans sa langue maternelle) lit :
Venise, le 12 août 2013. Aéroport.
Il y a cinq ans, j’ai quitté Venise humiliée.
Et un peu plus loin : Cinq ans plus tard, je suis retournée à Venise et me suis dit que Dieu avait enfin eu pitié de la seconde moitié de ma vie…
De la maison de la force, des viols abominables des femmes mexicaines au viol d’amour de Tarquin deYou are my destiny, A. Liddell cherche sans doute à tout prix la rédemption ou même la résurrection. Après un noir, apparaît donc le palais : son mur de souffrances et sa galerie de céleste douceur qui servira de balcon aux trois chanteurs ukrainiens du groupe, Free Voice, qui en costume folklorique entonnent au fil des tableaux le chant de la beauté. Coryphée qui profère l’harmonie alors qu’aux pieds de la galerie, le groupe d’enfants, d’hommes, se débattent avec la mort et le désir, et face à eux, Lucrèce en blouson de cuir noir, tantôt chuchotant, hurlant, ricanant, chantonnant, en italien, langue des lieux, langue de l’opéra de Haendel (La Lucrezia) que l’on entend. Elle est « mauvais genre » et elle n’incarne en rien l’exemplum de l’épouse admirable, dont Tite-Live fit une figure politique. Elle boit une bière d’un trait, elle se masturbe avec une bouteille. Elle offre son corps au viol : je n’ai pas peur, comme s’il allait me violer et me tuer en douceur, comme si j’en avais le désir.
La « fable » ne fait que prendre forme dans les corps, la musculature des comédiens, puisque le dialogue n’existe que de manière éparse. L’action dramatique elle-même se fracture en longs passages immobiles et silencieux ; en répétitions lancinantes et parfois tonitruantes. Les cloches sonnent à toute volée et Angelica Liddell danse. Le groupe d’hommes, campés sur leurs jambes, le dos appuyé contre le mur du palais, souffre de crampes tandis que Lucrèce, l’un après l’autre, les pousse à prononcer une phrase identique d’où émerge le mot Amore. Le geste répété marque lui aussi l’ensemble du spectacle, ainsi celui du doigt pointé vers le Ciel ou encore celui de la capsule de métal de la petite bouteille de bière jetée, toujours en arrière. En fin de compte, rien ne commence ici mais tout recommence. La mort elle-même n’abolit rien. Les amants que sont Tarquin et Lucrèce se retrouvent mystiquement. La voiture-corbillard qui descend des cintres n’atteindra jamais le sol, suspendue comme un deus ex machina, celui d’un tragique qu’Angelica liddell a récusé. La chanson des années cinquante You are my destiny lui sert d’hymne amoureux.
Quelque chose a changé. Angelica Liddell est avec ce spectacle moins écrivain de théâtre que « performeuse », chef d’orchestre, enfin amoureuse des hommes.
You are my destiny a été créé le 26 septembre dernier à Zagreb.
Au théâtre de l’Odéon à Paris, du 3 au 14 décembre, le spectacle ira ensuite à Madrid et reviendra en France, à Valence, les 23 et 24 janvier 2015.
Marie Du Crest
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