Résister ne sert à rien, Walter Siti
Résister ne sert à rien (Resistere non serve a niente), traduit de l’italien par Serge Quadruppani, février 2014, 298 p. 21 €
Ecrivain(s): Walter Siti Edition: Métailié
L’auteur annonce d’entrée, en préambule, son parti-pris littéraire, en citant Graham Greene :
Le genre narratif est plus sûr : beaucoup d’éditeurs auraient peur de publier des essais sur ces thèmes.
Il a raison : ces thèmes, le lecteur s’en aperçoit très vite, sont explosifs, et la réalité à laquelle ils réfèrent est de la nature de la bombe à fragmentation.
Walter Siti, connaisseur averti des rouages occultes de la haute finance, aurait pu, c’est évident, tant paraît étendue sa science des mécanismes spéculatifs, choisir d’y consacrer un essai, voire une thèse, volumineuse, qui serait apparue comme un brûlot susceptible de réduire son auteur en cendres.
Il en a fait un roman incendiaire, dont l’acteur principal est Tommaso, le fils unique d’un mafioso italien minable, d’un fusible de l’Organisation qui passe une grande part du temps du récit en prison.
Tommaso, adolescent boulimique, obèse, mal dans sa peau, pris en charge, pistonné et orienté par l’Organisation qui a repéré son intelligence, fait de brillantes études dans le but de devenir l’un de ces « golden boys », un de ces marchands d’argent plus ou moins sale connus sous le nom de traders. L’objectif de l’Organisation est clair : il s’agit pour elle de s’assurer, en formant puis en plaçant là où il faut ses propres spécialistes, une part du contrôle des mouvements monétaires spéculatifs et spoliateurs que réalisent quotidiennement, aux dépens et au mépris des peuples, les banques, les multinationales et les politiciens pourris.
Le père, cependant, sert d’otage. En contrepartie des services que rend Tommaso, « on » prend soin de lui en prison, et « on » feint de tout faire pour obtenir sa libération.
La structure romanesque, originale, donne au livre la dynamique narrative qui permet au lecteur de s’initier sans jamais s’ennuyer aux processus complexes de spoliation des profits mis en œuvre par l’arantèle politico-financière supra-nationale.
Le prétexte du roman est construit sur la demande que fait un jour Tommaso à l’un de ses amis d’enfance de lui apprendre à se connaître soi-même en racontant ce qu’il lui confie de sa vie. Le narrateur ami, qui s’exprime subjectivement, à la première personne, ce qui permet au lecteur de voir par ses yeux, est à la fois le récepteur des « confessions » de Tommaso pour les faits auxquels il n’assiste pas personnellement, et le témoin immédiat d’autres épisodes, chaque fois que leurs chemins se croisent, ou coïncident pour un temps. Les dialogues entre les deux amis, directement rapportés, apportent d’autres éléments sur le fonctionnement de ce gigantesque détournement de richesses auquel se livrent ceux, plus ou moins visibles, qui tiennent les manettes de la scandaleuse machine à accumuler du capital par l’exploitation des masses.
Le tableau, en prise directe sur l’actualité (le temps narratif coïncide quasiment avec celui du contexte de l’écriture) de ces réseaux qui dirigent le monde du XXIe siècle, et qui imposent leur loi aux gouvernements de droite et de gauche, est d’une noirceur, d’un réalisme et d’un pessimisme effrayants. On y voit évoluer, dans un anonymat souvent transparent, les maîtres de notre époque, dans un univers crapuleux où se mêlent et s’imbriquent de manière obscène le cynisme, l’opulence, la politique, le sexe, l’affairisme, la drogue, la spéculation, la corruption, les assassinats commandités, les pots de vin et l’impunité. On y reconnaît, en particulier dans une conversation entre Tommaso et sa maîtresse, un dirigeant italien contemporain tristement connu pour son arrogance, sa dépravation, son manque absolu de sens moral…
« Tu as été avec lui ?
– D’après toi, je devrais te répondre ?
– Tu t’es trouvée bien ?
– Je ne suis pas son genre, pas assez de seins… il m’a même demandé pourquoi je ne me les suis pas fait refaire…
– Combien il t’a donné ?
– Ouh là là, ça suffit, quel droit as-tu de… Cinq mille ».
Dans ce monde-là, les valeurs sont inversées.
Corrompre, dominer, posséder, voler, et, si nécessaire, écraser, sont les premiers des Commandements.
« J’ai appris qu’opprimer est un plaisir, être dans les premiers un impératif, et que la possession est l’unique mesure de valeur ».
« Je ne suis pas assez pauvre pour me permettre d’avoir une conscience.
Spéculer dérive de specula, c’est-à-dire observatoire, et signifie prévoir avec intelligence ; argent dans un fonds de pension canadien, actions à Vaduz ; six pour cent d’une multinationale du caoutchouc, production en Malaisie et bureaux à Belgravia… »
Dans ces eaux fétides, Tommaso, bien que pris ponctuellement d’écœurement, nage comme un poisson, et devient rapidement un requin craint et respecté parmi ses congénères.
Le titre veut tout dire et peut servir à conclure : résister ne sert à rien, « ils » sont omnipotents.
Lecture déprimante ? Sans doute, mais lecture, quoi qu’il en soit, nécessaire, qui ouvre les yeux de ceux qui ne veulent pas rester aveugles à ce qui est en train de se passer.
Lecture à associer, pour ne pas perdre tout espoir, à celle des manifestes optimistes et tout aussi lucides d’un Stéphane Hessel…
Patryck Froissart
- Vu : 4332