Reprises, Cédric Bonfils (par Didier Ayres)
Reprises, Cédric Bonfils, éditions Invenit, mars 2024, ill. Élise Kasztelan, 80 pages, 14 €
Exercices
Je ne sais pas grand-chose du karaté, ni de sa discipline ni de ses symboles. Or, ce recueil de Cédric Bonfils s’appuie sur la pratique de ce sport de combat, qui ressemble plus à un combat en soi qu’à une lutte avec autrui ; même si sa destination première doit être la défense contre l’agression. Et sans connaître les noms exacts de tel ou tel mouvement, ceux-là étayent et remplacent le corps par le corps verbal, les noms qui hantent les poèmes – tout autant que le corps propre de celui qui pratique. Ces noms sont donc des entrées dans cet art martial, comme dans le texte. Ce qui signifie qu’il faut consentir à avancer dans un pesant mystère, celui d’une psyché, fût-elle guerrière. Au contraire, cette approche physique du livre peut se comprendre comme un exercice intérieur, une ressource de connaissance, une métaphysique du sport. L’écriture s’en ressent donc. Elle est disciplinée sans être rigide, mais inspirée par un souffle, par la respiration qui est fondamentale pour la pratique du karaté. Écriture claire, légèrement corsetée, calque de l’expérience du karatéka.
L’on y trouve encore une relation avec la nature, une recherche d’harmonie, un travail au cœur de la forêt parfois, mais surtout la symbolique de cette culture physique, par exemple, quand l’entraînement a lieu dans un chemin au fond d’un sous-bois. Du reste, les chapitres du livre se partagent entre quatre saisons, plus une. J’ai songé à ce très beau film sud-coréen réalisé par Kim Ki-duk, Printemps, été, automne, hiver et… printemps, sur la méditation mystique de l’Orient. Car l’esprit religieux n’est pas très loin ici, en tout cas proche d’une métaphysique issue du karaté. Vie et vie, vie et sport, vie et mystique, donc le triomphe de la vie, vie substantielle et essentielle.
Temps sec. Les couleurs du soir.
À la sortie d’un village,
sur le flanc d’une colline,
reprendre quelques techniques.
Et à chaque fois,
annoncer leurs noms en japonais
à voix haute. […]
J’y vois également une importance donnée aux ombres. Or, nous sommes souvent confrontés à un univers crépusculaire, comme si quelque chose était en train d’arriver ou de finir, peut-être les deux mouvements simultanément. Il en ressort que la maîtrise de soi est indispensable, et là l’entraînement prend toute son importance. Car la préparation physique n’est pas extérieure, mais dépend de la régularité de l’effort, de sa mysticité, ainsi que d’une lutte immémoriale pour l’équilibre des émotions.
Le corps cherche et bouge.
Cadence des gestes.
Le corps frappe ses questions.
Succession d’impacts.
Cherche un intervalle.
Et puis part du pied,
passe par la hanche
et va jusqu’au poing.
Écrire est de cette espèce : lutte dans le profond gouffre du langage qui s’exerce dans un combat avec le langage – où les noms des prises jouent un rôle décisif, ce qui pousse les poèmes vers une musicalité, celle par exemple des flûtes japonaises, les shakuhachi. Et cela ressort peut-être de la pratique du théâtre de Cédric Bonfils, car l’on entend clairement le son de la voix, le timbre d’une voix, la tessiture d’une voix.
Un sentier.
La fraîcheur du soir.
– Herbes, terre et pierres –
Respirer.
Retrouver ces gestes.
Les travailler, les reprendre.
Sentir chaque sifflement du souffle.
Concentré.
– Herbes, terre et pierres –
Le regard plus près des noms des arbres
et des nuances du crépuscule.
Pour finir je dirais que nous nous trouvons à la section du visible et de l’invisible, pris par une dialectique entre la figure du sport martial et le poème. Celui-ci cherche à s’accomplir, au milieu d’une recherche spirituelle, un besoin de perfection, y compris du corps – notre seule embarcation ici-bas. Et le sport est bel et bien à cette intersection de la volonté du beau et de l’effort pour y parvenir, sans aucune lourdeur ni appesantissement exagéré quand il s’agit d’écrire. La vie, de toute manière.
Didier Ayres
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