Rencontre avec l’écrivain, poète et éditeur Pierre Parlant, par Philippe Chauché
La Cause Littéraire : Après avoir beaucoup écrit, pas mal voyagé, aux Etats-Unis d’Amérique sur les traces de l’historien d’art Aby Warburg, ou encore au Liban, vous avez fondé la revue Hiems qui a cessé de paraître en 2003, beaucoup visité l’art, la littérature et la philosophie et fondé une toute nouvelle collection Ekphr@sis. Les trois premiers livres sont disponibles : « Le doigt dans l’œil » de Sébastien Smirou, « Cyril » de Didier da Silva, et « L’éléphant de mon père » de Xavier Girard, d’autres sont attendus cet automne.
L’ekphrasis est un mot grec, que l’on traduit par « description, expliquer jusqu’au bout », citant le philosophe Aelius Théon vous notez qu’il s’agit d’« un discours qui nous fait faire le tour de ce qu’il montre en le portant sous les yeux avec évidence », et vous ajoutez qu’il s’agit pour les écrivains que vous sollicitez de porter sous les yeux ce que montre leur texte : c’est-à-dire des lieux, des personnes, des moments remarquables, des choses faites, la situation porte donc le romanesque ?
Pierre Parlant : « Porter sous les yeux » est en effet une expression très suggestive. Elle confirme d’ailleurs un des effets que produit souvent la lecture : nous lisons, nous « voyons » soudain quelque chose, même si cela ne correspond pas forcément à ce qu’on nomme un peu trop vite des « images ». Disons en tout cas qu’un des pouvoirs de l’écriture consiste à susciter chez le lecteur, et de manière énigmatique, une activité imageante, parfois sans référent aucun, mais toujours excitante.
Quant à la définition de l’ekphrasis telle qu’elle est proposée par Aelius Théon, c’est l’extension que ce sophiste lui donne qui m’a intéressé. On rapporte en effet classiquement l’ekphrasis à la description d’une œuvre d’art, autrement dit à une représentation, qu’elle soit picturale, architecturale ou simplement d’ordre décoratif. Un des exemples les plus fameux est sans doute la description du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade. Or, par-delà ce type de description, l’ekphrasis pensée par Aelius Théon peut également s’attacher à un lieu, à un moment, à une personne, sitôt que viennent « sous les yeux » les choses en question.
Pour ce qui concerne les textes que nous avons déjà publiés, c’est effectivement le cas. Sébastien Smirou, alors pensionnaire à la Villa Médicis, s’est intéressé à une sculpture du Bernin qu’il avait découverte dans une église romaine ; Xavier Girard s’est attaché à l’évocation d’un objet assez insolite lié à son enfance ; Didier da Silva, de façon plus inattendue et très émouvante, a rendu hommage à un ami disparu. S’agit-il pour autant ici de suivre une pente « romanesque » ? Même si le roman n’hésite pas à recourir s’il le faut à l’ekphrasis, il ne me semble pas qu’en tant que telle, l’ekphrasis relève de ce genre. Le « romanesque » suppose en effet la mise en jeu de situations, l’invention et l’intervention de personnages qui y sont impliqués et, plus décisivement sans doute, l’instauration d’un temps qui autorise une mise en intrigue de l’ensemble. Parce qu’elle se centre sur son objet, parce qu’elle pratique ainsi une sorte de réduction, l’ekphrasis m’apparaît en revanche plus proche d’un sur-place. À la faveur de l’évocation, le cours du temps se trouve suspendu, comme si l’on faisait un « arrêt sur image », celui-ci n’interdisant pourtant pas le mouvement. L’effet paradoxal de cet arrêt est justement alors d’en produire de multiples par le biais d’une juxtaposition, surimpression ou accumulation d’esquisses d’un seul et même objet.
De ce point de vue, si j’ose dire, un des plus virtuoses est sans doute Francis Ponge, et un des plus méthodiques Georges Perec. Le matériau du premier était, comme on sait, le langage lui-même, et toutes ses ressources, tandis que la tentative d’épuisement des espaces et le décentrement de soi motivaient le second.
Comment choisissez-vous les auteurs que vous souhaitez publier ? Pour les trois premières livraisons, Xavier Girard et son troublant et touchant « Eléphant de mon père », Sébastien Smirou, et son regard, ce désir de ne plus voir, pour « mieux voir » une sculpture du Bernin, « Le doigt dans l’œil », et enfin Didier da Silva, sa belle lettre d’amour à Cyril ?
Les textes que nous publions sont toujours des textes de commande. Nous sollicitons donc des auteurs que nous lisons, dont nous aimons et suivons l’écriture et qui, selon nous, peuvent jouer le jeu de l’ekphrasis.
Quels sont les auteurs qui vont s’inviter dans votre collection ? Et quelles règles fixez-vous à vos auteurs ? Du bon usage d’Ekphr@sis ?
Sont à paraître très prochainement des textes de Liliane Giraudon et de Cécile Mainardi et nous en sommes très heureux car leurs écritures sont pour nous parmi les plus originales et inventives dans le champ poétique d’aujourd’hui. Les règles que nous fixons sont simples et dictées par le cahier des charges de la collection. Nous demandons évidemment de satisfaire aux exigences du genre et de proposer un texte de 15.000 à 20.000 signes. À partir de là, tout est permis et c’est pour nous une grande joie de découvrir les textes lorsqu’ils nous sont envoyés.
Vous avez choisi de tous petits formats, des petits livres souples, à glisser dans sa poche ou son sac, c’est un choix éditorial, économique ou les deux à la fois ?
Pour être efficace sans s’épuiser, une ekphrasis doit se déployer dans un format relativement réduit. On peut même dire qu’idéalement ce format doit être homogène au temps d’une lecture qui ne s’interrompt pas. On lit d’un trait, on voit d’un souffle. L’ekphrasis est en soi une « petite forme », comme on en connaît quelques-unes dans le champ musical (Satie, Bartók, Mompou, Pesson, etc.). Les livres que nous publions n’excèdent donc pas une trentaine de pages.
Bien que modeste – l’économie l’exige –, la fabrication est néanmoins soignée. Nous concevons parfois les couvertures avec les auteurs et nous essayons de donner à chaque ouvrage la forme qui lui convient.
Votre idée de mettre ces petits livres dans un sac ou dans la poche me plaît beaucoup. Oui, ce sont bel et bien des textes qui peuvent être emportés avec soi, comme des petits trésors qu’on aurait trouvés et ramassés sur le chemin. On peut les lire dans le bus, entre deux arrêts de train, à la terrasse d’un café, dans une salle d’attente, etc. Ils proposent une « vision », souvent méditative, qui peut se loger dans ce genre de moments-là. Au fond, la lecture d’une ekphrasis s’apparente au fait de « jeter un œil ». C’est rapide, quelquefois surprenant et intense.
Parlons enfin de vous : écrivain, essayiste, passionné d’art et de philosophie, que vous enseignez (ou que vous avez enseignée ?), passion de Nietzsche, « Les Courtes Habitudes », penseur mal compris, mal lu ? Qu’en direz-vous ?
Avant d’avoir récemment suspendu mon activité, j’ai en effet enseigné assez longtemps la philosophie ; d’abord en Lycée – j’en garde le souvenir de moments passionnants – puis à l’Université. Vous faites allusion ici à un livre, Les courtes habitudes, publié aux éditions Nous en 2014. Je l’ai composé à partir de ma lecture de la correspondance de Nietzsche lors de ses séjours niçois. Ce livre de poésie a rejoint une des collections de ces éditions qui se nomme « Antiphilosophie ». Ça m’a semblé très pertinent puisque Nietzsche, comme Pascal, Kierkegaard ou Wittgenstein, doivent aussi être considérés dans leur rapport polémique avec non seulement la tradition philosophique mais avec les prétentions de son exercice.
Sur la question de la réception de Nietzsche, il suffit de rappeler ce qu’il écrivait lui-même, « Tout profond penseur craint plus d’être compris que d’être mal compris » (Par-delà le bien et le mal, § 290), pour s’apercevoir qu’elle suppose un travail à ce jour inachevé ou, plutôt, toujours à reprendre. En l’occurrence, il faut y insister, la lecture de Nietzsche n’est ni facile ni apaisante. Elle peut autant stimuler que déconcerter. On trouve dans ses pages de quoi enclencher l’enthousiasme ou provoquer la désapprobation. Cette œuvre recèle cependant de quoi nous tenir en éveil pour orienter la pensée, particulièrement sous le rapport de ce nihilisme qui caractérise notre époque et que Nietzsche avait parfaitement diagnostiqué.
Enfin quels sont vos projets d’écriture aujourd’hui ? Quels écrivains lisez-vous souvent ? Quels sont ceux qui fréquentent votre bibliothèque et que vous fréquentez ?
Les éditions Nous viennent de publier Ma durée Pontormo qui est le deuxième volet de ce que j’ai appelé « l’autobiographie d’un autre ». Ce livre s’inscrit dans un triptyque commencé avec Les courtes habitudes et qui sera clos avec Une cause dansée, un livre écrit à la suite d’une Mission Stendhal que j’ai effectuée en Arizona et au Nouveau-Mexique en ayant Le rituel du serpent d’Aby Warburg avec moi. Les trois figures exemplaires en sont donc respectivement Nietzsche, Pontormo et Warburg.
Pour ce qui concerne mes autres projets d’écriture, je viens de terminer un roman dont le déclencheur a été l’étonnant portrait d’Andy Warhol peint en 1970 par Alice Neel ; je travaille actuellement à la rédaction de deux articles pour le Dictionnaire Deleuze à paraître l’an prochain et je suis très heureux d’avoir reçu une commande du Musée de Gap qui me permet de me pencher sur l’étrange « herbier d’oiseaux », un vrai trésor, qui sortira bientôt de ses réserves pour être montré au public. Ce sera pour moi l’occasion de faire 80 portraits de passereaux.
Quant aux écrivains qui fréquentent ma bibliothèque ou que je fréquente, comme ils sont nombreux et que je ne veux en vexer aucun (contemporains ou anciens, ils sont à jamais vivants), je me contente de citer en désordre ceux que je lis et/ou relis ces jours-ci : Claude Simon, Ovide, Louis Zukofsky, Pascal, Sapphô, Jean-Patrice Courtois, Lorine Niedecker…
Philippe Chauché
Photo de Pierre Parlant par Graziano Arici
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