Règles de la vie quotidienne, Louis Lavelle (par Marc Wetzel)
Règles de la vie quotidienne, Louis Lavelle, éd. Arfuyen, 2004, Préface, Jean-Louis Vieillard-Baron, 151 pages, 15 €
« Faute de pouvoir se donner à eux-mêmes le bonheur, les hommes finissent par faire des objets de gloire du malheur et du trouble qui les accable : mais s’ils haïssent ceux qui ont cessé de les ressentir, ils méprisent ceux qui comme eux y sont encore plongés. Ils n’en reçoivent aucune consolation, tandis que le bonheur des autres est pour eux un reproche de tous les instants » (chap.19).
Le philosophe Louis Lavelle (1883-1951) avait laissé dans ses papiers un formidable et éclairant inédit, publié pour la première fois chez Arfuyen en 2004, puis 2010, à nouveau disponible en 2022. Le ton et le contenu du court extrait qui précède fustige, comme on le voit, un peu prophétiquement la communauté d’envie, de déploration et de ressentiment dans laquelle nous nous enlisons fièrement. Mais dénoncer n’est pas le fort de ce penseur, qui s’abstient précisément d’ajouter ainsi à la misère psycho-culturelle dont son petit livre souhaite, au contraire, nous extraire et au fond, nous sauver !
La quotidienneté n’est évidemment pas le sommet de la vie humaine (puisque son morne prosaïsme, sa plate médiocrité, la définissent), mais elle ne doit empêcher personne d’y atteindre ses propres sommets et de se vouer au meilleur. La vie quotidienne, par sa régularité et sa socialité constitutives, est, pour chacun, l’occasion toujours recommencée de s’améliorer, et le moyen de se frotter plus dignement à autrui. D’où l’idée de lui donner (ou plutôt de lui faire se donner) des règles, car, s’il y a dans l’ordinaire des interactions humaines des choses qui « se font » et « ne se font pas », que faut-il pourtant en faire et y faire au jour le jour ? De même, si la vie quotidienne est le cours banal des innombrables interférences entre destins, c’est légitimement que les autres nous y attendent au tournant et sont sans cesse partie prenante de nos initiatives, manquements et prétentions : dès lors, l’évitement mutuel de la politesse et un savoir-vivre intuitif suffiront-ils, sans règles à énoncer et appliquer, à nous « traiter » au moins mal les uns les autres ? Louis Lavelle estime résolument que non ; pour lui, le problème de rester humain dans le trivial, constant et périlleux entrechoquement des vies humaines n’est pas assez réglé si chacun se contente de surveiller – mais non d’entretenir activement et d’exercer ! – sa propre humanité ! Il faut des règles pour rester au meilleur de l’art de coexister avec ses semblables, dans une vie que son simple usage, même heureux, fragilise et périme en tous.
Un héros, lui, a à peine besoin de règles : son courage les lui souffle toutes (sa volonté de risquer sa vie même à l’expression de cette volonté est éclatante, même à l’instant de défendre une mauvaise cause). Un sage, de même, a pour règle suffisante sa lucidité, même si sa paix avec le réel comme il comprend qu’il va ne lui garantit en rien une véritable paix du cœur : garder le libre jeu de son esprit ne garantit pas l’envie d’en jouer. De même, le saint trouve dans la simple charité à la fois de quoi mépriser le mal qu’il pourrait faire et désamorcer celui qu’on vient lui vouloir. Mais la vie quotidienne est le lieu même des forces moyennes, et des vertus mitigées : courage, lucidité et charité sont la logique exception là où le tout-venant de la débrouille, de la diversion et du moindre effort sont la règle. Il faut donc nourrir la vie quotidienne de vertus quotidiennes (telles la simplicité, la patience, l’humilité ou la modération…), car on ne peut ni se passer d’elles, ni pourtant compter sur un art (inspiré et talentueux) de vivre se donnant ces règles. Il est frappant que Lavelle – qui dramatise l’existence ordinaire, car, pour lui, ses problèmes incessants lui paraissent requérir héroïsme minimal, comme ses malentendus sagesse incompressible, et ses tentations sainteté commençante – ne se réclame jamais d’une poétisation quelconque de l’existence commune (aux deux sens : banale et partagée), tenant a priori pour nulles ou complaisantes des règles de réenchantement de la vie quotidienne (passer l’aspirateur en croyant contrecarrer le geste de Pandore, sortir les poubelles en rêvassant de s’y être glissé soi-même, ou récurer les timbales en imaginant lustrer des coupes ou rhytons sacrés, transfigurera peu notre affaire !). La vie quotidienne n’est pas un jeu (on ne la « régulera » donc pas comme un Carnaval bon-enfant dont faire se compenser les débordements), mais elle n’a pas non plus un sérieux simplement administratif ou technique (on ne la « régulera » pas davantage comme on le ferait de prix du marché dont contrôler l’ajustement) : c’est que les êtres humains sont des raisons conscientes et libres qui, par ailleurs, vivent quotidiennement les unes des autres.
Or les libertés entre elles spontanément s’agressent (elles entre-frottent inévitablement leurs initiatives, entrechoquent leurs interventions), les consciences se mentent (elles scénarisent leur présence à soi, pour garder leur invisibilité d’avance sur ce qui compte les deviner), les rationalités se neutralisent et s’entre-piègent (elles biaisent leurs arguments, masquent leurs calculs et justifient leurs décisions, pour normalement détourner une universalité qui n’appartient qu’à tous et revendiquer une objectivité qui ne dépend de personne). On comprend que l’insensible muselière des courtoisies n’aboutisse au mieux qu’à se montrer moins pire (moins égoïste, moins sans-gêne, moins hâbleur), mais l’humanité n’est supportable qu’au meilleur (peu spontanément obtenu !) d’elle-même, ce qui rend nécessaire que la possibilité pour chacun de devenir meilleur soit constamment restaurée. La vie quotidienne est exactement à la fois ce qui revient parce qu’il est mis en commun, et ce qui est mis en commun parce qu’il revient, d’où recours inévitable à des règles de ce « perpétuel et lassant retour du presque même » (Comte-Sponville).
L’activisme de Lavelle est spirituel (« tenter toujours de demeurer planté au sommet de soi-même, là où sont nos pensées les plus hautes et nos intentions les plus pures », chap.2), donc à la fois joyeux (en tout cas optimiste) et austère. Si chacun est là pour faire quotidiennement ce qui lui plaît, pas besoin de règles, mais là où il n’y a plus de procédés de vie valable, manquera la valeur même de vivre ; mais si chacun est plutôt là, comme l’estime Lavelle, pour mettre en œuvre ce qui lui convient (ce qui est à la fois plus délicat et plus intrigant), alors cela suppose et implique qu’on développe et déploie de véritables procédures de savoir-vivre – ce que ne cache pas le moralisme de principe de l’auteur : chaque homme doit aux autres hommes de s’exercer à mieux se conduire. Et la vertu, même levant les yeux au ciel, n’en tombe jamais : si nous comptons sur les règles pour éclairer et ordonner notre action, les règles comptent sur nous pour être appliquées – et de préférence correctement ! Les esprits vivants sont les conditions nécessaires de la mise en œuvre de ces règles, ainsi que les causes exclusives de leur respect ! Nous devons certes convenir de ce qui nous convient, mais en travaillant à faire advenir le bien qu’il contient : les règles de la vie quotidienne sont moins conventionnelles (donc arbitraires) que constitutives (donc décisives), car nous n’avons pas besoin de convenir seulement du meilleur de nous-mêmes, mais bien de le constituer, de le construire activement (dans et par nos conduites de vie).
C’est donc là un existentialisme constructif, non tragique, réfléchi : la volonté consiste à prendre son propre esprit au sérieux, et non à foncer, même adéquatement, dans le tas. La conscience, au contraire de Sartre, n’est pas du tout un néant d’être anxiogène et un invivable dédoublement de la conduite, mais une présence à soi unifiante et apaisante, oui, la conscience est ici source de sécurité (!), elle purifie le souci d’existence en le rendant véritablement attentif à son propre contenu. La liberté même est non pas affairement dans la satisfaction, mais détachement à l’égard de ce qui nous tient : il y a plus important que ce qui m’intéresse ou m’occupe ; il y a plus noble que ce qui me conduit ; il n’y a pas de repos plus sûr qu’agir mieux, etc. Et la conduite quotidienne à l’égard d’autrui suit : n’exprimer que ce qui pourrait apaiser un fou, aider un mendiant ou remuer utilement un imbécile, et comprendre qu’il n’y a qu’une manière noble d’influencer les autres, c’est de réveiller leurs compétences. Même l’addiction aux fake-news se nuance : il y a un public pour la vérité, mais à nous de jouer pour qu’il consente à s’en nourrir, et qu’elle soit en retour assez noblement présentée pour en mériter un ! L’intelligence surtout est le plus fécond des efforts et le plus joyeux des investissements : avec elle, l’imposteur – qui prétend fourguer ce qu’il ne peut même pas se fournir – est vite repéré ; avec elle, du temps est gagné, car on ne peut attendre indéfiniment que les ahuris et les délirants se soient fatigués ; avec elle, le timide (qui croit que l’humanité n’est un problème que pour lui) est soigné, et le sans-gêne (qui juge qu’elle n’est un problème que pour les autres) est balayé. L’intelligence permet le contact vivant avec la vérité, et sa magie quotidienne est, dit génialement Lavelle, de débrouiller « les nœuds de l’inspiration » (chap.5). Elle paye scrupuleusement son loyer d’accès au Tout qui la hante, ce Tout, dit encore Lavelle, qui s’ouvre à qui sait s’y prendre et se ferme à qui croit le prendre. Bien sûr, cela exige discipline (« le sage n’a pas le temps ni la place d’être malade », dit sobrement Lavelle, chap.6, car la santé assure d’une sorte de neutralité corporelle qui favorise l’objectivité intellectuelle), engagement (« On ne fait pas sa part à la pensée. Elle est le tout de nous-même : elle remplit toute la capacité de notre être », idem), et abnégation : même si je ne comprends pas ma responsabilité de comprendre, je dois l’exercer ! id.).
Bien sûr, ces consignes ou directives d’humanité journalière sentent un peu l’élitisme (« Toute la difficulté est de trouver le point où le génie s’allie à la raison, de s’y établir », chap.7), mais, génie ou pas, la grande faute est de s’économiser l’esprit et de croire devoir mettre de côté des idées pour demain. Comme disait Jankélévitch, imagine-t-on une source rêver d’un robinet ? Et, puisque « ce que nous ne sommes pas, d’autres le seront » (chap.8), l’infini est à la portée d’entre-nous ! Confiance en la puissance propre de l’esprit : quand les idées croient aller d’elles-mêmes et mener l’esprit, celui-ci se tord et se délite ; mais il suffit en revanche que l’esprit se tende pour que les idées viennent ! Confiance aussi en la contagiosité de la vérité, et sa requête de sincérité mutuelle :
« Il faut regarder les hommes à qui on parle quand on leur parle – ce qui est plus rare qu’on ne croit – afin de les voir et de voir ce qui se passe en eux (en leur montrant aussi ce qui se passe en nous au lieu de le cacher). Le regard est fait pour que deux consciences deviennent transparentes l’une à l’autre. Il ne faut jamais avoir le regard dirigé vers l’objet, mais sur l’homme, et sur l’homme intérieur, et s’intéresser non point au savoir mais à la signification. Il faut vivre comme les autres hommes et passer inaperçu de telle sorte pourtant que ce soit notre vie la plus cachée qui se montre et de telle manière que les autres découvrent la leur sans y penser, et la traduisent à leur tour par les gestes les plus simples et les plus naturels » (chap.12).
Confiance surtout en la confiance même de l’action en ses propres moyens : « L’action seule est mon bouclier : dès que je m’arrête, je suis exposé à tous les coups, de moi-même et d’autrui » (chap.13).
Une philosophie, non de la volonté, mais (comme chez Simone Weil) de l’attention, car cette dernière seule fait se déployer la plus fine des habitudes : celle de savoir disposer autrement de ses habitudes ! Et d’une attention à l’intensité et la noblesse de l’acte, non du tout à son contexte ou retentissement psychosocial. À nous le soin d’assister intérieurement à ce que nous faisons, mais laissons exclusivement aux autres le spectacle de nous ! Si ce spectacle, ainsi, indiffère, songer qu’on a toujours déjà, intérieurement, recommencé à agir ! Attention enfin au cours global de notre propre existence : à nous de lier notre vie à elle-même pour donner un destin à son incessant travail !
Ainsi les règles de la vie quotidienne sont simples préceptes d’une attention supérieure ou généralisée : bien prendre garde à ce que l’objet véritable soit le Tout, que le moyen véritable soit l’action (car on n’agit qu’hors de soi, dit Lavelle, et même recevoir n’est qu’une action plus subtile), et qu’enfin le sujet véritable de cette action soit un créateur de vie : si l’on n’a pas appris (laborieusement, fiévreusement, rigoureusement) à user de soi, quel usage heureux (ou simplement pertinent) pourrions-nous espérer de ce qui nous arrive ? Car regardons-nous : on ne pourrait donner sens au néant de nos vies sans mentir ou se mentir. C’est pourquoi « tout le secret de la philosophie, c’est de faire de son âme un bon démon (eu-daîmon) qui nous permette d’être à la fois bon et heureux » (chap.19). Et cet exercice réglé est sans fin, puisque notre puissance même de trouver notre compte dans une réalité toujours renouvelée ne peut, à proportion, qu’elle-même se renouveler !
Marc Wetzel
Louis Lavelle (1883-1951), un des plus grands philosophes français du 20ème siècle. Clarté et profondeur constantes de l’expression. Magnifique et noble hauteur de vues. Outre cet inédit, on consultera, publiés au Félin (présentation de P. Perrot) l’excellent ouvrage La Parole et l’écriture, et l’ardue et subtile Introduction à l’ontologie. On trouvera sur Internet une étonnante courte causerie radiophonique de 1950, dans laquelle Lavelle explique ce que change à la pensée elle-même l’existence alors récente d’une parole radiophonique !
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