Réflexions autour de Quand sort la recluse, le dernier Vargas, par Mélanie Talcott
Quand sort la Recluse, le dernier opus de Fred Vargas… Un livre sans surprise, au pitch réitératif. Et comme cela m’a consternée plutôt que fichu les boules, en voici une réflexion décalée.
Quand Michèl(e) sort dans la rue ou qu’elle voit à la télé un truc qui la met en colère ou qu’elle vit quelque chose qui ne lui plaît pas et qu’elle se tait, elle se sent mal. Très mal. Ce qui se passe dans son boulot avec ses collègues n’échappe pas à cette prise de conscience. Son travail n’est pas facile, elle a surmonté plusieurs crises, elle a fait grève, elle était de toutes les manifestations. Il y a eu des changements structurels et des licenciements de personnel, elle a entassé des pneus devant l’entreprise, ils les ont brûlés pour protester. Michèle leur a apporté du café bien chaud et a mangé des merguez avec eux dans le froid, tandis qu’ils empêchaient les camions d’entrer. Ensemble, ils ont résisté aux forces de l’ordre. Bref, ils ont fait tout ce qui leur semblait possible pour sauver leur entreprise. Ils sont une famille. Vingt-cinq ans dans la même boîte à fabriquer la énième pièce d’une Citroën ou d’une Peugeot. Ce qu’elle en retient ? Ses amitiés, la convivialité, l’entraide et la solidarité.
Parfois le dimanche, ils allaient ensemble au bowling ou à la pèche. Elle est même partie en vacances avec quelques-uns de ses collègues. Mais lorsqu’elle a été licenciée, son regard s’est modifié. En prenant du recul, elle a vu pour la première fois l’usine dans sa globalité. Elle n’y avait jamais prêté attention. Ensuite elle s’est élevée tel un drone. Elle a alors pris conscience qu’elle était à Issy-les-Moulineaux, un autre point de vue. Elle s’est encore élevée et a réalisé que son rôle avait été anodin, quasi anecdotique. Elle n’avait été qu’une toute petite pièce dans cette machine dédiée à la sainte mondialisation. Où était-elle pendant ces vingt-cinq ans ? Comment expliquer que pendant toutes ces années, elle n’ait pas porté plus d’attention à sa propre vie ? Michèle s’est oubliée. Elle s’est perdue mais est incapable de savoir quand et où. Qu’est-ce qui lui a permis de supporter cette absence ? L’affectif. L’humain, ses copines, ses copains, le groupe. A dix-huit ans, elle ressentait du plaisir en faisant l’amour. A vingt-cinq, c’était fini. Les enfants, les soucis, l’argent, son manque, le quotidien. Cela fait bien longtemps qu’elle n’a pas frissonné. Même dans les choses simples. Il y a belle lurette qu’elle n’a pas piqué un fou rire phénoménal. Tous les jours, la même chose. Se lever, travailler, manger, dormir, bouger, éliminer, se sécuriser. Réduite à ses seules fonctions physiologiques. Elle ne vit plus, elle ne réfléchit plus, elle anticipe constamment. Elle commence le mois à découvert. Elle vit tant bien que mal juste pour endurer sa survie. La vie l’a usée, abusée, violée, niquée. Alors le soir, lorsqu’elle s’affale sur le canapé de ses certitudes, elle frétille des fesses pour y faire sa place et pour se rassurer, elle allume la télé. Elle regarde hypnotiquement Camping en mangeant des popcorn. Il lui rappelle celui des Flots bleus à l’île d’Oléron où sa famille passait les vacances quand elle était môme. Quand elle a la frite, elle ouvre un bouquin. Toujours un roman prescrit par les médias et qui ne bouscule pas les méninges. Michèle a donc lu le dernier Vargas, Quand sort la recluse. Le titre résonnait en elle. Elle en est consciente : ce genre de livre est le pansement émotionnel pour le type de personne qu’elle est aujourd’hui.
Parce que Michèle n’arrête pas de rêver et de se réinventer une vie. En rêve, son homme lui fait bien l’amour. Seulement en rêve, elle est une guerrière. En rêve, Adamsberg est son prince. Ce n’est pas un super héros. Au contraire, il a des faiblesses si touchantes qu’on le dirait presque ordinaire. Comme elle. Elle tremble pour lui, elle rit avec lui, elle pleure avec lui. Elle est en totale empathie avec cet homme si accessible et attachant dans ses défauts et ses qualités. En rêve, elle est Jean-Baptiste Adamsberg mâtiné de Violette Retancourt. Il l’aide à supporter la réalité. Car dans la réalité, sa vie est comme le lait pasteurisé, la bouffe lyophilisée ou le foutu pouvoir d’achat. Ça a l’air de, juste l’air de… Mais, tout est mensonge et faux-semblants.
A quoi cela lui sert-il alors que j’en fasse la chronique ? En bien ou en mal, on s’en fout. Ce n’est pas ce qui importe. Ce qui importe est que ces livres best-sellers traduits en je ne sais combien de langues et qui ont des millions de lecteurs ne sont que le reflet de notre société aseptisée. Il y a donc deux sortes de chroniques, celle de l’ouvrage lui-même, souvent superficielle et réitérative, et celle du message qu’il sous-tend.
La première équivaut à parler du footballeur qui touche un pactole à chaque fois que son pied frôle le ballon. On s’en indigne toutes griffes dehors. On s’offusque quand on le voit parader au volant de sa Lamborghini. Il peut même arriver qu’on l’envie. Il nous redonne de l’espoir. En attendant, chaque semaine, on prie Saint Loto. Ou alors, fan aveuglé, on le porte aux nues. Dans les deux cas, il nous interpelle. Dans la réalité, c’est tout autre chose. Michèle, il lui a fallu trois ans avant d’oser demander une augmentation à son patron. Par peur de son refus et par anticipation de l’humiliation, celle de devoir se justifier. D’un sourire, d’un geste de la main, il le lui a refusé. Simplement. Elle n’a rien dit, elle n’a même pas protesté. Simplement. Heureusement dans ses rêves, elle est une passionaria. Elle a cloué au mur ce foutu patron. Elle lui a arraché sa chemise. Il a fini par l’augmenter. Dans ses rêves, Michèle vient à bout de toutes les injustices. Elle a la rage salvatrice et humaniste. Elle descend dans l’arène pour s’affronter au taureau. Et même si elle n’en est pas tout à fait certaine, elle se dit qu’elle en est capable. L’écrivain à succès, l’artiste avec sa majuscule, représentent l’arène, l’espace où le peuple – elle, vous, moi – se sent exister.
Alors oui des livres de Fred Vargas, il en faut. Pour confirmer notre couardise et nos indignations convenues et aussi, pour nous donner l’illusion du courage. Nous appartenons au même troupeau et un troupeau, il faut le gérer. C’est là où la seconde partie de la chronique trouve sa justification. Au sein de cette horde disparate, si nous n’aimons pas les mêmes rillettes, nous partageons les mêmes valeurs dont, au premier chef, le besoin d’être heureux malgré tout. Dans cette optique, des bestsellers, des « livres soupe », il en faut pour tout les appétits. Nous vivons chacun dans des ghettos de consommation, de produits pansement, voire d’artéfacts capote. Selon la manière dont on se définit : un « sans-dents », un intello, un spirituel, un scientifique ou un religieux, on suit chacun des routes tracées par des technocrates impavides. Il y a des choses que l’on ne fera jamais et qu’en conséquence, on ne consommera jamais non plus. Rares sont les « sans-dents » qui iront au Collège de France écouter une conférence à propos de l’histoire intellectuelle de la Chine donnée par Anne Cheng. Jamais un intellectuel n’ira jouer au bingo organisé dans une salle des fêtes d’un village perdu. Le premier fait ses achats à Lidl, le second chez Fauchon ou au marché de mes deux super écolos de chez écolo. Chacun a des fréquentations ghettoïsées en osmose avec son créneau. Idem pour le spirituel qui écoutera de la musique sacrée à l’Eglise machin ou méditera au son des bols tibétains. Tous ces créneaux sont pensés, gérés et entretenus par la société capitaliste qui programme nos désirs. Elle s’adapte avec génie à notre univers. Au militant de gauche popu qui veut Che Guevara sur son tee-shirt, bien qu’il n’ait jamais fait la révolution et seulement des manifestations djembé-dreadlocks, comme au militant de gauche nettement plus aisé, qui lui, aura l’effigie du Che sur une boîte à cigares Elie Blue à plusieurs milliers d’euros.
C’est la même chose pour la littérature. Il y a celle de masse et l’autre, beaucoup plus discrète, mais non moins utile et intéressante. Pour continuer à survivre, plutôt qu’à vivre, la plupart d’entre nous a besoin d’évasion. Aussi factice soit-elle, c’est un marché porteur. Les bestsellers mondialisés, ces bouquins condoms, y répondent. Ils constituent le Prozac, le Doliprane de l’intelligence et le Valium de l’âme. J’ai mal ? Hop, un comprimé. Le cynisme des éditeurs et le marketing littéraire y veillent. Pour qu’ils puissent continuer à publier de la daube, à financer des émissions littéraires télévisées, à solliciter des articles vendeurs et des chroniques interchangeables et insipides, et surtout à être cotés en Bourse, il faut qu’il y ait 98% de livres pasteurisés qui se vendent à des millions d’exemplaires, et 2% de bouquins qui nous secouent les neurones, d’une très grande qualité littéraire tant sur le fond que sur la forme, mais invendables. Oui les Fred Vargas sont des impostures justifiées. Leur succès planétaire, qui n’arrive jamais par hasard, d’un claquement de talent, est le crédit culturel qui confirme les gens dans leur tiédeur. Oui, on peut dire exactement la même chose de pleins d’autres ouvrages merdiques qui nous polluent avec notre consentement. Eux non plus n’y arrivent par hasard. Les Musso, les Levy, les Vargas, les Chattam, les Nothomb et autres bestsellerisés sont devenus des marques que l’on consomme – comme du coca-cola – sans qu’elles laissent d’autre empreinte que la mode de leurs auteurs.
La marque Fred Vargas est un produit bien élaboré et bien rodé, comme l’édition traditionnelle en produit à brouettes pleines. Cet auteur connaît un énorme succès en concoctant une marchandise de loisir, comme le footeux remplit les stades ou le tour de France, les talus au bord des routes. Depuis 2008, elle a vendu plus ou moins quatre millions d’exemplaires traduits dans quarante pays. J’en ai lu quelques-uns, il ne m’en est rien resté. Sauf les nébuleuses d’Adamsberg. Entendons-nous bien : je n’ai rien contre la femme écrivain. N’empêche que Fred Vargas pourrait écrire autre chose que ses variantes aseptisées d’un copier-coller de la même histoire. Léo Ferré a raison. Les armes, les mots… ça tue pareil.
A force de jouer les idiots, les années passant on devient mouton. Le taureau, lui, reste bien au chaud dans nos rêves. Le capitalisme, les gouvernants et consorts s’en frottent les mains, tellement ébahis par notre capacité à la réclusion volontaire, qu’ils continuent à enfoncer le clou. Toute notre révolte, que l’on développe narcissiquement en réseaux fermés, est de l’ordre du rêve. On s’indigne sur Facebook, on selfie nos désespoirs que l’on partage collectivement. On se bat ensemble la coulpe de nos impuissances. Si l’on ne collaborait pas à toute cette mascarade pour endormir les ânes, si notre solitude nous sautait à la figure et au cœur, si l’on pigeait jusqu’en avoir mal à l’âme que ce qui nous unit fictivement, nous sépare aussi sûrement dans la vie réelle, peut-être descendrions-nous dans l’arène pour affronter le taureau et défendre nos convictions. Le seul cauchemar du capitalisme et ses sbires. Le phénomène de masse est sa trique.
Quand sort la Recluse… le dernier opus de Fred Vargas est comme du miel édulcoré sur notre pain sec.
En conclusion… Un petit mot pour Fred Vargas
Sans déconner Fred ! Pars vite et reviens tard. Romps tes cercles bleus, fous en l’air tes lieux incertains, délaisse les bois éternels, oublie les morts et leur Morituri, ils ne saluent jamais, fuis les vents de Neptune, ne poursuis plus les armées furieuses, ni personne d’ailleurs. L’amour est tragique, tout le monde le sait, ne joue donc pas avec la mort. Laisse tomber ce qu’il y a à droite, tu n’y trouveras rien. A gauche non plus. Sans feu ni lieu ou alors peut-être un homme à l’envers. Barre-toi quand l’intranquillité s’en vient hanter tes rivages comme une putain frivole. Cesse de faire ta Pénélope du Rompol, cesse de faire du Fred Vargas. Refuse d’être un écrivain dont le succès est devenu le métier. Plaire au plus grand nombre engendre souvent l’affadissement de l’œuvre et l’installation insidieuse d’un goût standardisé. Un jour, tu seras piégée. Mais il sera trop tard et Jean-Baptiste Adamsberg sera ton assassin.
Quand sort la Recluse, Flammarion, mai 2017
Quatrième de couverture
« – Trois morts, c’est exact, dit Danglard. Mais cela regarde les médecins, les épidémiologistes, les zoologues. Nous, en aucun cas. Ce n’est pas de notre compétence.
– Ce qu’il serait bon de vérifier, dit Adamsberg. J’ai donc rendez-vous demain au Muséum d’Histoire naturelle.
– Je ne veux pas y croire, je ne veux pas y croire. Revenez-nous, commissaire. Bon sang mais dans quelles brumes avez-vous perdu la vue ?
– Je vois très bien dans les brumes, dit Adamsberg un peu sèchement, en posant ses deux mains à plat sur la table. Je vais donc être net. Je crois que ces trois hommes ont été assassinés.
– Assassinés, répéta le commandant Danglard. Par l’araignée recluse ? »
Mélanie Talcott
Fred Vargas est née en 1957, il s’agit là de son nom de plume pour l’écriture de romans policiers. Passionnée d’archéologie, pendant toute sa scolarité elle ne cesse d’effectuer des fouilles. Elle suit des études d’histoire, s’intéresse premièrement à la Préhistoire puis choisit d’orienter son parcours sur le Moyen-Âge. Fred Vargas a quasiment créé un genre romanesque : le Rompol. Avec 13 romans à son actif, tous parus aux Éditions Viviane Hamy, elle a été primée à plusieurs reprises notamment pour Pars vite et reviens tard qui se voit récompensé du Grand Prix des Lectrices de ELLE en 2002, du Prix des libraires et du Deutscher Krimipreis (Allemagne). Elle a su créer des personnages étonnants et attachants. Le plus célèbre des commissaires vargassiens, Jean-Baptiste Adamsberg, et son acolyte, Adrien Danglard, constituent des personnages récurrents des ouvrages de l’auteur. Les livres de Fred Vargas sont traduits dans une quarantaine de pays et sont adaptés au cinéma ou la télévision.
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