Reconnaître le faux, Umberto Eco (par Didier Smal)
Reconnaître le faux, mars 2022, trad. italien Myriem Bouzaher, 64 pages, 6 €
Ecrivain(s): Umberto Eco Edition: Grasset
Dans l’œuvre du sémioticien qu’était Umberto Eco, la question du faux est centrale, ceci depuis au moins son Traité de sémiotique générale (1975) – d’ailleurs, l’auteur le mentionne lui-même dès les premiers mots de la présente conférence : il y disait que « nous devrions considérer comme signe tout ce qui peut être utilisé pour mentir ». Mais il précise aussitôt, nuançant, et cela est d’importance à toute époque : dire le faux n’est pas mentir, ni falsifier, et mentir n’est pas falsifier. Néanmoins, le faux est bel et bien au centre de ses préoccupations, comme le sait quiconque a lu Le Nom de la Rose (1980) ou les essais réunis en français sous le titre La Guerre du faux (1985) – le faux, parce que peut-être la falsification présente un rapport bien plus biaisé à la vérité que le mensonge.
L’argument de vente du présent opuscule est bien sûr lié à l’actualité : à l’époque des « fake news », relire Eco est indispensable. À ceci près que celui-ci inciterait plutôt à relire Machiavel, Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Bacon, Benedetto Croce ou Baltasar Gracián – mais pas Kant, du moins dans le présent contexte, dû à « la capacité que ce grand homme avait de dire de temps en temps des âneries ».
Car Eco ne disserte pas tant en moraliste, qu’il n’est pas, qu’il n’expose une forme d’histoire du rapport au faux, montrant des nuances historiques à méditer de nos jours (ainsi « Torquato Accetto, dans De l’honnête dissimulation (1641), ne loue pas la simulation, par laquelle on montre ce que l’on n’est pas, mais bien la dissimulation, par laquelle on ne montre pas ce que l’on est ») ; en ce sens, son essai (en fait le texte d’une conférence donnée en 2011 à Milan, pour le festival culturel, dont le thème était « Mensonge et vérité »), qui se veut sémiologique, n’est pas moral : « alors que dire le faux est un problème aléthique – et a à voir avec la notion d’aletheia c’est-à-dire de vérité –, mentir est un problème éthique, ou moral ». Et de se servir de l’exemple de Iago créé par Shakespeare pour montrer que l’on « peut être un menteur indépendamment du fait que l’on dit ou pas la vérité ».
Au passage, Eco évoque une forme de « mensonge baroque », une époque, le XVIIe siècle, qui pense son rapport au vrai bien plus que la nôtre, et qu’il serait très aisé de qualifier de cynique, mais il se pose aussi en défenseur de la « fiction narrative », même lorsqu’elle « commence par un faux signal de véridicité », comme chez le Swift des Voyages de Gulliver. Et c’est d’ailleurs à ce même Swift qu’Eco laisse le mot de la fin, avec un extrait de son Art du mensonge politique, ceci avec un humour que reconnaîtront les familiers de l’œuvre de l’Italien.
Ce bref texte, destiné à être entendu et non à être lu, en tire un triple avantage certain : la clarté, la concision et l’intention d’être compréhensible par qui veut bien entendre. La traduction de Myriem Bouzaher, limpide comme à l’habitude (c’est à elle que l’on doit aussi Lector in fabula, Sémiotique et philosophie du langage ou encore De superman au superhéros), renforce le sentiment qu’Eco voulait véritablement partager ces considérations où l’on croise aussi des notions telles que l’ironie ou la falsification artistique, dans une intense brièveté (on pense à un autre texte bref, Apostille au Nom de la Rose, qui partageait ces qualités). Quant à savoir si, dans une perspective citoyenne et pédagogique, Reconnaître le faux permettrait d’éduquer à la reconnaissance des « fake news », on en doute, et peu importe au fond ; par contre, cet essai permettrait d’établir une réflexion sur leur nature profondément humaine et leur fonction sociale, donc leur sens… sémiologique. À partir de quoi leur portée serait bien différente : plutôt un commentaire sur une époque à comprendre qu’un danger pour celle-ci, qui les produit elle-même.
Didier Smal
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