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Récits de la guerre de Sécession (Tales of the Civil War), Ambrose Bierce (par Leon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 17.10.24 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Nouvelles, USA, Pocket

Récits de la guerre de Sécession (Tales of the Civil War), Ambrose Bierce, Pocket bilingue, trad. américain, Dominique Lescanne, 139 pages

Edition: Pocket

Récits de la guerre de Sécession (Tales of the Civil War), Ambrose Bierce (par Leon-Marc Levy)

 

Par toutes sortes de ruissellements, directs ou indirects, la Guerre Civile américaine a été, est encore, la nourriture première d’une part essentielle de la littérature du pays. Très au-delà de sa place comme thématique principale de romans, nouvelles ou poèmes, elle irrigue comme un sous-sol humide une myriade d’ouvrages éminents.

On pense d’abord, bien sûr, à la littérature sudiste, littéralement rivée à la mémoire de la plus horrible guerre de l’Histoire des USA. Faulkner, Stephen Crane, Foote, Mitchell, Fast, Lent, Gibbons, Doctorow, James Lee Burke et bien d’autres, ont fait de cet événement la matrice de leur œuvre. Du côté des vainqueurs, les écrivains nordistes ne sont pas en reste : Louisa May Alcott, Laird Hunt, William Styron, Ron Rash et, le premier de tous, celui qui vécut l’effroyable cauchemar de l’Amérique, dont le carnage de Shiloh, Ambrose Bierce.

Bierce nous offre des nouvelles qui ont pour cadre le conflit. Il fut soldat de l’Union de 1861 à 1864, trois années d’enfer où il fut gravement blessé, dans son corps et son âme. Il resta 20 ans silencieux sur le sujet, terrassé par le syndrome post-traumatique. Ce n’est qu’en 1885 qu’il commença enfin à se libérer du poids de la mémoire par la littérature. Ses récits de l’horreur (la vraie, qui précède les fictions dont il sera l’auteur) sont chargés d’une sorte d’hébétude qui fait osciller la narration entre un lyrisme sombre et les images fantastiques. Bierce est incapable de raconter la simple réalité, le poids en est trop lourd. Il contourne l’objet du récit en le rendant irréel, fantasque, issu d’un déplacement de genre qui évite l’horreur de la Guerre. Ainsi dans la première nouvelle de ce recueil, intitulée Un cavalier dans le ciel (A Horseman the Sky), sorte d’allégorie condensatrice de la figure du soldat nordiste porté à la divinité.

Le cavalier se tenait, raide sur sa selle, avec une allure martiale, cramponné à la bride pour empêcher son destrier de plonger avec trop d’impétuosité. Sur sa tête nue, sa longue chevelure flottait vers le ciel, ondulant comme un panache. Ses mains disparaissaient dans la masse de la crinière soulevée par le vent. Sa monture avait une position horizontale, comme si elle avait foulé la terre ferme. Ses mouvements étaient ceux d’un galop effréné, mais, sous les yeux de l’officier, ils cessèrent et les quatre pattes furent vivement ramenées en avant comme si l’animal se posait au sol après un saut. Mais, en la circonstance, il s’agissait d’un vol !

L’autre contournement de l’horreur réside dans la stratégie de narration et d’écriture de Bierce. En poète, il poétise sous formes de tableaux figés les scènes les plus affreuses liées à l’état de guerre. La deuxième nouvelle Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek (An Occurrence at Owl Creek Bridge) est une succession de scènes qui déroule l’absurde histoire d’un pauvre homme condamné à la pendaison. La déclinaison qui mène jusqu’à la mort du malheureux opère une courbe narrative totalement inattendue, sans cesse repoussée, à l’issue ahurissante. Tout l’art de Bierce s’y déploie : rien, jamais, ne va de soi ; les développements d’une situation initiale qui semble inéluctable constituent toujours de stupéfiants tournants.

Debout sur un pont de chemin de fer dans le nord de l’Alabama, un homme regardait le torrent impétueux qui coulait à vingt pieds au-dessous de lui. Il avait les mains attachées dans le dos, une corde entravant ses poignets. Son cou était entouré d’un nœud coulant bien lâche. Cette corde était attachée à une poutre solide qui se trouvait au-dessus de sa tête et le mou de la corde retombait au niveau des genoux de l’homme.

L’affaire semble jouée. Et pourtant, la mort pendant une guerre fait bien des détours, la guerre étant elle-même un détour vertigineux. L’événement détaillé dans une scansion fascinante est une métaphore du destin des hommes dans la guerre : le hasard sauve, le hasard tue, le hasard règne en maître.

Il avait une moustache et une barbe taillée en pointe, mais pas de favoris ; ses grands yeux gris sombre avaient une expression de bonté que l’on ne se serait pas attendu à voir chez un homme avec un garrot de chanvre autour du cou.

De toute évidence, ce n’était pas un vulgaire assassin. Le code militaire, dans son intégralité, prévoit la pendaison de toutes sortes de gens, y compris les gens de bien.

L’horreur enfin, de face, prend chez Bierce la forme du cauchemar.

Il tourna alors vers lui un visage où manquait la mâchoire inférieure ; de la mâchoire supérieure à la gorge béait un grand trou rouge, sur le pourtour duquel pendaient des lambeaux de chair et des esquilles d’os. La saillie monstrueuse du nez, l’absence de menton, les yeux farouches donnaient à cet homme l’apparence d’un grand rapace au cou et au poitrail rougis par le sang de sa proie.

L’inattendu dans la narration, la poétique de la douleur, l’étrangeté affolante des récits font de ce petit recueil un condensé inoubliable de l’art de conteur d’Ambrose Bierce

 

Léon-Marc Levy



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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /