Raymond Carver, une vie d’écrivain, Carol Sklenicka
Raymond Carver, une vie d’écrivain, novembre 2015, trad. anglais (USA) Carine Chichereau, 780 pages, 25 €
Ecrivain(s): Carol Sklenicka Edition: L'Olivier (Seuil)Raymond Carver est un aventurier. Assertion qui peut faire bondir les passionnés du grand Ray. Nulle trace d’aventure dans sa vie, pas d’engagement militant, pas d’équipées lointaines (un séjour de quelques années en Israël le déprimera durablement), pas de guerre d’Espagne (Hemingway l’a pourtant fait rêver), pas de grandes histoires d’amour (à l’exception d’une seule, Maryann bien sûr). Carver est l’anti-héros parfait de la littérature américaine, une sorte de pantouflard. Sauf que.
Sauf que les grands vents et marées d’une vie, s’ils ne sont pas chez lui dans l’aventure épique, sont – intensément – dans les tourbillons d’une vie personnelle et familiale dont on peut dire qu’elle vaut toutes les aventures. La famille, l’alcool, la passion d’écrire, voilà qui chez Ray vaut en intensité toutes les expéditions. Et voilà qui sera pour lui la matière – l’unique matière – de son œuvre.
Carol Sklenicka l’a évidemment parfaitement compris et parfaitement déployé dans cette biographie magnifique. La trame de son récit – car c’est bien d’un récit qu’il s’agit, presque romanesque – est tricotée dans le va et vient permanent de scènes de vie/nouvelle et/ou nouvelle/scènes de vie. On comprend, à travers tout le livre, que l’écriture est pour Ray Carver une extension du domaine de l’existence, une fonction quasi organique, une matière qui lui permet la respiration, la survie.
Il faut dire que la famille de Ray, avant même sa naissance, était déjà marquée symboliquement par les ombres littéraires. Qu’on en juge par le déménagement du père (Clevie Raymond) vers l’état de Washington.
« C’est C. R., alors âgé de quinze ans, qui prit le volant de la vieille Ford T noire. A ses côtés, son père, plus de cent trente kilos ; à l’arrière, sa mère, Mary, sa sœur, Violet, son époux et son nouveau-né. Sur le toit, les valises, la literie, des meubles et de l’eau pour le radiateur, le tout arrimé avec des cordes. Il leur fallut treize jours pour couvrir les trois mille cinq cents kilomètres de routes poussiéreuses, à une vitesse maximale de cinquante-cinq kilomètres à l’heure ».
Déménagement qui eut sur Raymond Carver un retentissement important puisqu’il le fit naître dans la vallée de Yakima, état de Washington, sur les bords de la rivière du même nom. La biographe tisse alors le premier grand lien vers l’œuvre, « l’endroit à propos duquel il ne cesserait jamais d’écrire ».
Le terreau de Ray l’écrivain est fait de lieux, de gens, de scènes de la vie quotidienne. Mais il est fait aussi de sa découverte avide des grands écrivains. Maryann Burk, le grand amour de sa vie, jouera un rôle déterminant dans sa passion des livres. Ensemble ils lurent Flaubert, Tchékhov et Tolstoï. Les nouvelles de Tchékhov firent sur Ray un effet énorme. Pouvait-il deviner, à 19 ans, qu’un jour des critiques l’appelleraient « le Tchékhov américain » quand il écrivit : « J’étais impressionné par un passage d’une lettre de Tchékhov… il disait à peu près : Mon ami, il n’est pas nécessaire d’écrire sur des gens extraordinaires qui ont accompli des exploits mémorables ». Leçon profondément entendue par le futur nouvelliste.
Autre leçon-source pointée par la biographe : Kafka, dont Carver gardera toujours le thème récurrent de l’obsession, de l’absurde. On peut s’en rendre particulièrement compte dans la nouvelle intitulée Le Poil. Un homme a un poil coincé entre les dents. Il cherche d’abord à s’en débarrasser, en devient malade, mais affirme néanmoins à son patron qu’il viendra travailler le lendemain : « Peut-être qu’il allait finir par s’y habituer. Peut-être qu’on s’habitue à ces choses-là. Ou peut-être pas ». Comment ne pas percevoir ici l’écho puissant de La Métamorphose et de Grégoire Samsa, transformé en insecte, qui se demande s’il ne risque pas d’être en retard au bureau.
Carol Sklenicka procède par exposés rigoureux, factuels, étoffés par des notes de fin d’ouvrage qui livrent toutes ses sources. On est à mille lieues des biographies lyriques. Plutôt que les élans hagiographiques, Sklenicka préfère l’analyse au laser. Et de cette rigueur jamais démentie, sort peu à peu, comme une figure sortirait de l’ombre, l’écrivain et l’homme Raymond Carver. Attachant, maladroit, malheureux, parfois injuste, toujours passionnant. L’alcool, Maryann, les relations de fascination-répulsion avec son éditeur (« correcteur ») Gordon Lish. Tout passe dans ce livre sous la herse, le regard parfait de Carol Sklenicka qui nous offre ce que tous les carvériens attendaient depuis longtemps : une biographie passionnante et exacte de leur Raymond.
Il faut saluer aussi la rigueur de l’excellente traductrice Carine Chichereau.
Léon-Marc Levy
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