Raymond Aubrac, Résister, reconstruire, transmettre, Pascal Convert
Raymond Aubrac, Résister, reconstruire, transmettre, mai 2014, 710 pages, 25 €
Ecrivain(s): Pascal Convert Edition: Seuil
Parmi les gens illustres qui disparaissent, selon une loi de l’extinction hélas sans remède y compris pour eux, en quantité réduite se dénombrent les individus élevés à la célébrité par leur qualité d’esprit et leur marquante philanthropie. Ils sont assurément alors ceux dont le bilan d’existence laisse apparaître une assez visible concordance entre adhésion philosophique déclarée et comportement courant.
Sous ce rapport, « cent ans d’exactitude » pourraient ainsi labéliser l’étonnante biographie de celui dont il sera question ici, qui traversa de part en part le tumultueux siècle dernier des deux guerres mondiales, mais avec un singulier talent d’homme du savoir et du devoir humanistes. Emporté il y a deux ans par son âge avancé (98 ans), le combattant-résistant, ingénieur et diplomate Raymond Aubrac se sera en effet distingué sa vie durant dans cet art de la cohérence éprouvé par la traversée du temps, aussi en dépit d’infortunés dénigrements dont il aura été la cible jusqu’au soir de son expérience.
En scrutant pas à pas ce long cheminement individuel et social, également politique, le livre récemment dédié (2013) à cet acteur éminent de la Résistance intérieure française par le cinéaste Pascal Convert lui rend finalement un hommage aussi appuyé que mérité. Clin d’œil à Garcia-Marquez, disparu de son côté il y a peu, l’allusion détournée à l’œuvre-culte de cet autre figure de renom ne se veut toutefois traductrice d’aucun lien spécial entre ces deux personnalités d’un genre distinct, qu’un flagrant et fervent idéal de justice universelle rapprocherait pourtant.
Consacré à Raymond Aubrac un an avant le terme de son peu commun périple d’existence (il aurait eu 98 ans lors de cette publication), en faisant remonter à la lumière les épisodes détaillés de son parcours de vie hallucinant, celui d’un homme réfléchi mais guerrier-démocrate convaincu, parfois de l’ombre (comme agent de l’Armée Secrète à Libération-sud particulièrement) mais étonnamment éclairé, celui d’un être profondément sensible, intègre et humaniste intransigeant, le livre de Pascal Convert propose de ce discret cependant très pragmatique trublion de l’ordre conventionnel et du conformisme un portrait saisissant et attachant. En cédant par intermèdes nombreux la parole au vieil homme – qui, malgré son grand âge, commente avec une précision remarquable la mémoire des épisodes politiques et historiques de son vécu –, ce récapitulatif de vie étourdissant se traduit dans une haletante confrontation entre les positionnements de l’acteur pris sur le vif et l’analyse rétrospective des événements auxquels il dut faire face successivement. Une transparence étonnante et un souci d’exploration minutieux (710 pages) restituent ainsi progressivement dans cette sorte de dialogue continuel la silhouette d’un héros national peu médiatisé, cependant parfaitement digne d’un obituaire au Panthéon s’il n’eût fallu tenir compte de sa très viscérale modestie et de sa droiture « de gauche » qui gêne ou effarouche encore grandement. S’il n’était mort dans les circonstances dramatiques que lui infligèrent les plus fâcheuses tournures de guerre et l’ignominie vichyste, Jean Zay (auprès de la femme duquel Raymond Aubrac se tient lors de la révélation de son exécution de 1944), le rapprochant ministre du Front populaire eût probablement souffert aujourd’hui tout autant de ce syndrome de la reconnaissance entachée de prévenances…
Né en 1914 puis décédé en 2012, Raymond Samuel, dit « Aubrac », figure ce personnage au devenir surprenant mais au comportement finalement assez discret et atypique. Preuve qu’une enfance plutôt dorée ne conduit pas nécessairement au repli sur soi et vers l’absence d’intérêt pour autrui, la jeunesse relativement aisée de Raymond Aubrac (son père, qui se désigne commerçant à Vesoul et Dijon, est en réalité un petit patron de confection) raconte alors comment, l’humilité, le respect d’un entourage et plus généralement la sociabilité, notamment acquise par voie de scoutisme mais sans fascination militaire, le fruit récolté d’une éducation familiale visiblement tournée à l’opposé de l’égoïsme et favorablement projetée vers les connaissances, prédisposent à une ouverture intelligente et généreuse sur le monde.
« Choisir pendant une jeunesse somme toute privilégiée, dans un milieu de sensibilité bourgeoise, le camp de ceux qui revendiquent une assez juste part du gâteau social, voilà un comportement assez commun auquel bien des adeptes ont tôt fait d’oublier de rester fidèles » (p.60).
De confession juive, plutôt par héritage obligé que par revendication pure, la famille Samuel, comme elle détient de toute origine ce patronyme indissociable, accorde cependant apparemment une importance supérieure à l’instruction et au civisme de ses enfants qu’aux rites religieux et aux traditions. C’est bien alors dans l’indifférence à leur provenance communautaire que les enfants, futurs « Aubrac », seront admis aux professions honorifiques de la nation. Ce que promettaient d’ailleurs leurs études de cette époque, réalisées semble-t-il en marge de toute discrimination. Le second garçon Aubrac, Yvon, deviendrait médecin quand Raymond, son aîné, serait finalement ingénieur des Ponts après avoir suivi l’Ecole des Mines. Longuement et furieusement entretenu par un Maurras ou un Drumont, le scandale peu antérieur de l’affaire Dreyfus n’avait cependant, et comme cela apparaît, pas même accru en cette famille toute notion de repli identitaire qui se serait vu pourtant fort légitime. Albert et Hélène Samuel, parents de Raymond Aubrac, en partageant le sort de beaucoup d’autres, seraient gazés tous deux à Auschwitz en 1944, non point pour délit d’action ou d’opinion, seulement pour celui d’une indéfectible appartenance culturelle…
Bien avant le temps funeste de son expiration (2012) et tout au long de son aventure personnelle exaltante, Raymond Aubrac, l’interlocuteur direct de Jean Moulin, celui de Charles de Gaulle et d’Hô chi Minh, celui également d’Henry Kissinger, se sera signalé entre « dire » et « faire » sous une manière de constance assez exemplaire. Cette ligne d’une attitude en équilibre durable se verra dans sa fidélité solide, non point envers sa seule épouse et de notoriété conjointe, surtout vis-à-vis des exigences morales qu’il aura su s’imposer sans défaillir à l’épreuve des turbulences historiques de son temps. Son aspiration à la liberté démocratique, sans concessions faites aux tentations brûlantes du pouvoir ni, quoi qu’on en put dire, aux chimères de quelque « grand soir », cependant toujours traduite en engagements fermes et coïncidents, expliquera en grande partie le poids d’une telle rigueur tenace aujourd’hui révélée par son passé éloquent. Deux seules séquences tirées de cette longue expérience serviraient presque à contourner la qualité de son exceptionnel discernement et la stature originale du personnage :
« Non mon général !… non mon général !… non mon général ! » (p.239). Trois fois ainsi, le militaire et sous-lieutenant R. Aubrac, engagé volontaire en 1944 chez les parachutistes de Satoueli (Algérie) après sa fuite-évasion à Londres, décline-t-il fermement les offres promotionnelles faites à lui par De Gaulle en personne et qui l’avait convoqué tout spécialement. Plus tard cette fois, en ce dimanche 9 juillet 1972 sur la place Saint-Pierre de Rome, Raymond Aubrac, se joint aux fidèles dont il ne fait pourtant pas partie. De ce temps, l’appel du pape Paul VI visant la guerre du Vietnam ne peut exprimer de façon plus coïncidente l’inlassable et courageuse aspiration éthique du Résistant français devenu par la suite diplomate : « Qu’apparaissent maintenant en vous, responsables du sort de ces régions, la sagesse, la magnanimité qui savent mettre la vie et la dignité de l’homme avant tout autre intérêt ! »(p.564).
Les habituels détracteurs de Raymond Aubrac, vraisemblablement ceux qui firent ou font encore de Philippe Pétain quelque chimérique gardien de la chrétienté souveraine et de l’ordre moral supérieur, accompagnés de ces autres (mais probablement souvent les mêmes) qui ont tôt fait de cataloguer au clan des « communistes » ceux qui s’opposent de près ou de loin à la marche forcée d’une économie productiviste et de profit sans égard humain, devraient-ils dès lors reconsidérer leur mode dépréciateur face à ces deux exemples de rejet courageux. Nous savons tous qui étaient et qui sont encore de tels détracteurs. Ils sont les défenseurs masqués de tyrannies en sommeil et que, finalement et hormis celui d’inspiration populaire, un totalitarisme rampant ne saurait gêner outre mesure…
Au sujet des attaques lancées contre les Aubrac (Lucie elle-même devant faire les frais de soupçons immondes), doit être alors pointé un faisceau multiple de raisons pouvant éclairer de leurs éternelles remontées iniques et agressives. En premier lieu et en dépit du temps qui s’écoule, un malaise subsiste assurément au sein de la population française face au comportement majoritaire de son ascendance proche ou lointaine durant le second conflit mondial. Y compris par voie successorale, assumer le legs pesant et rétrospectivement immoral d’une adhésion vichyste et pétainiste, antisémite, collaborationniste ou milicienne, des siens, proches ou lointains, jusqu’à la veille de la libération de 44, instaure à distance et sous couvert de la libre expression la résurrection de très fâcheuses tendances (pas si immonde que ça la bête, en somme !) toujours confortées par d’inopinées précarités économiques.
Après un temps long de mépris et de réprobation pour elle, essentiellement celui du silence, la « collaboration » active ou passive avec le responsable d’holocauste ne se voit bientôt plus si grave, dès lors que sa relativisation redore le comportement jusque-là réputé peu glorieux d’un consanguin ou d’un préféré qui avait fait le mauvais choix de 1940… Condamné sous le très souverain portail de la loi républicaine, également par les récentes autorités européennes de juridiction suprême, un négationnisme décomplexé se voit pourtant insidieusement et inlassablement tenter son retour à pas feutrés sur le devant de la scène et par la petite porte « démocratique » laissée entrouverte. Le plus sûrement alors, de ces tournures exécrables et de récente expression, Raymond Aubrac, le plus en vue parmi les rescapés français de la minorité clairvoyante de l’époque, devait-il faire en priorité les frais de ces culots résurgents et d’une aussi misérable arrogance.
Propre à débusquer les intentions fallacieuses de ces inventeurs de vérités nouvelles (en lesquelles un Chauvin ou un Courtois se seront disputé les honneurs), aussi très acharnés à détourner de leurs turpitudes d’antan ou actuelles, ce lourd et méritant volume de Pascal Convert ne peut manquer de redonner du baume au cœur de ceux qui s’insurgent tout encore avec fermeté de l’indulgence accordée aux très soupçonneux refondateurs d’Histoire. Raymond Aubrac, un exemple de démocrate et d’homme intègre qui invite absolument à méditer sur les concessions bien souvent faites aux ennemis mêmes de la démocratie. Une telle frontière établie marque-t-elle alors tout à travers son exemple le point d’entrée active en résistance…
Merci Pascal Convert pour cet éclairage long, d’abord redresseur de vérité quant à la vie d’un seul avant de suggérer de quel côté se situent plutôt vertu et raison.
Vincent Robin
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