Ragtime, E.L. Doctorow (par Léon-Marc Levy)
Ragtime (1975), trad. américain, Janine Hérisson, 399 pages, 8,90 €
Ecrivain(s): Edgar Laurence Doctorow Edition: Pavillons (Poche)
Doit-on vraiment continuer à chercher le « roman américain » ? Ce fameux roman qui serait pétri de l’Amérique même, son histoire, sa folie, sa grandeur, sa violence ? La lecture de Ragtime est assurément l’occasion de se poser la question tant on a l’impression de le tenir dans les mains. L’épopée américaine du premier XXème siècle – celle de l’époque dite « belle » – se fait roman sous la plume corrosive, ironique, puissante de Doctorow. Une épopée en noir et blanc bien sûr tant la présence des esclaves et descendants d’esclaves a scandé d’épisodes sanglants et effroyables l’Histoire des États-Unis. C’est avec une finesse aiguë que Doctorow a choisi son titre, Ragtime, musique noire qui, durant des décennies du XXème siècle, a fait danser les Blancs. C’est le roman entier qui est écrit à ce rythme effréné, syncopé, haletant : Changements de temps dans la scansion des phrases, passages d’un thème à l’autre, d’une histoire à l’autre, d’un personnage à l’autre.
Car c’est à travers des histoires, des personnages que Doctorow revisite l’Histoire de l’Amérique. Hors les personnages de fiction – la famille du jeune narrateur qui va traverser le temps du roman et ceux qui gravitent autour – nous rencontrons de hautes figures réelles qui ont marqué l’époque : On voit passer Sigmund Freud lors de son voyage aux USA en l’été 1909. Et, itératifs dans le roman, Harry Houdini l’illustre illusionniste, J. P. Morgan le magnat, la très belle Evelyn Nesbit, Henry Ford, Emma Goldman l’anarchiste, Booker T. Washington le politicien. Mais ce name dropping n’est pas, sous la plume de Doctorow, un pur exercice de « couleur du temps » : tous ces personnages jouent un rôle dans la fiction et surtout disent l’Amérique du début du siècle. Ils ont été choisis parce que chacun énonce un syntagme américain.
Sigmund Freud, par son effarement devant l’Amérique, sa déraison, sa démesure. « L’Amérique est une erreur, une gigantesque erreur » confie-t-il à Ernest Jones, son accompagnateur et futur biographe. L’image de Freud se détachant sur les buildings de New-York est le tableau même de la vieille Europe incrédule devant son rejeton d’Outre-Atlantique : oublié le temps de vivre, de penser. Oubliée la sagesse des anciens. Tout a été balayé par la folie du siècle débutant aux USA : le capitalisme dévorant, la violence partout, la vitesse établie comme règle de vie (Time is money). Freud repart de New-York plusieurs jours avant la date prévue. La grossièreté des manières aura achevé sa brève patience.
« Il n’avait jamais pu vraiment s’habituer à la nourriture et à la rareté des toilettes publiques en Amérique. Il était convaincu que le voyage lui avait démoli aussi bien l’estomac que la vessie. La population tout entière lui paraissait surexcitée, insolente et barbare. La vulgaire annexion, à une vaste échelle, de l’art et de l’architecture européens lui semblait terrifiante ».
Quant au personnage récurrent de Harry Houdini, il est l’un des nœuds sémantiques de ce roman. En lui convergent tous les signes d’une époque : c’est un immigré (Juif hongrois), le symbole de la réussite par débrouillardise, sans diplôme, sans véritable métier. Tout en lui repose sur le mythe américain même du « self-made man ». Il est par ailleurs l’animateur de cette folie américaine de début de siècle : la passion pour l’étrange, l’incroyable, l’impossible devenu possible. On l’enferme dans toutes sortes de contenants – terrestres, aériens, aquatiques – scellés par tous les moyens humains, cordes, câbles, vis, soudures. Il sort toujours, en quelques minutes !
Pierpont Morgan ou Henry Ford, est-il seulement utile de dire ce qu’ils symbolisent ? L’Amérique a porté la matérialité à un terme jamais atteint auparavant. Elle est le Paradis de la chose produite, usinée. Elle est l’Eden de l’argent qui en est issu, transformant en objet sacré le dollar. Aucune civilisation n’a atteint un tel degré de sacralité conférée à l’objet et son commerce.
Tateh est un autre syntagme de cette Amérique. Doctorow mêle étroitement personnages imaginaires et réels. Pauvre immigré juif d’Europe centrale, il traîne sa misère et sa petite fille depuis la mort de sa femme. Il vit dans un quartier pouilleux de New York et parvient à subsister en découpant leurs silhouettes en papier aux passants qui veulent bien dépenser quelques cents. En quelques années, il va passer aux images animées et devenir un cinéaste célèbre. Le mythe américain repose sur les trajectoires fulgurantes de cette sorte. Le contrat social passe par cette croyance – évidemment rarement vérifiée – que le plus humble des hommes peut devenir un magnat de l’industrie et de la finance. Ce dont il est moins question, et que Doctorow se plaît à mettre en scène dans ce roman, c’est la douleur des pauvres qui jamais ne seront riches, c’est-à-dire presque tous. La rue, la faim, la maladie, la solitude, la mort c’est aussi cette Amérique qui grandit jusqu’au gigantisme, sans aucune pitié pour ses enfants oubliés en route. La Paradis américain devient alors vision de l’enfer.
« Des oreillers étaient posés sur les trottoirs. Des familles entières dormaient sur les perrons et sur le pas des portes. Des chevaux s’effondraient et mouraient dans les rues. Le service d’hygiène envoyait des charrettes dans toute la ville pour remorquer les chevaux morts. Mais leurs services n’étaient guère efficaces. Les chevaux explosaient sous la chaleur. Leurs entrailles étalées grouillaient de rats. Et dans toutes les ruelles des bas quartiers, parmi les vêtements gris qui pendaient, inertes, aux cordes accrochées des puits d’aération, montait l’odeur du poisson frit ».
Hors le destin du narrateur et de sa famille, la trace narrative la plus continue et puissante du roman est la tragique histoire de Coalhouse Walker, jeune citoyen américain, talentueux pianiste de jazz, travailleur, volontaire, cultivé, animé par un désir immense d’intégration et de reconnaissance – c’est un Noir. Sa trajectoire, du rêve américain au cauchemar, occupe une place centrale dans le livre. Elle est le déplacement et la condensation de l’histoire de centaines de milliers de Noirs afro-américains qui ont couru après la réussite américaine et se sont brisés sur les préjugés raciaux et la haine des Blancs. Coalhouse Walker n’est pas seulement une pauvre victime. C’est aussi un des premiers « résistants » au racisme sociétal. Il prend les armes, il organise la lutte, il obtient sa dignité retrouvée. Son combat sera perdu mais Doctorow l’inscrit clairement dans le mouvement naissant qui mènera à la création de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) en 1909, dont le travail sera essentiel sur le chemin de l’émancipation des Noirs.
Un roman américain. Profondément. Dans la déchirure qu’il raconte entre des idéaux ambitieux et nobles et une histoire marquée par la cruauté et la violence. Une histoire syncopée et furieuse, comme la musique dont ce roman porte le nom :
« Coalhouse Walker Junior se tourna de nouveau vers le piano et dit : “The Maple Leaf”. Composé par le grand Scott Joplin. Le plus célèbre de tous les “rags” retentit à travers les airs. Le pianiste était assis derrière le clavier, le buste raide, et ses longues mains noires aux ongles roses faisaient, apparemment sans effort, jaillir des grappes d’accords syncopés et d’octaves bien frappés. C’était une composition des plus robustes, une musique vigoureuse qui éveillait les sens et dont la vitalité ne se démentait jamais ».
Léon-Marc Levy
- Vu : 2009