Quitter la terre, Daniel Morvan (par Didier Ayres)
Quitter la terre, Daniel Morvan, éditions Le Temps qu’il fait, janvier 2024, 140 pages, 18 €
Ambiguïté
Pourquoi ce titre : ambiguïté ? Parce que le poète est polarisé entre la campagne bretonne de son enfance et une formation universitaire à Paris, laquelle s’est avérée plus difficile, je suppose, que pour les Normaliens de cette époque ; ces élèves des Écoles Normales Supérieures eux restant non clivés par cette séparation (qui sait ?), ni suppliciés par cette double dague au-dessus de leur tête. Ce recueil, en tout cas, balance de la nostalgie à la révolte, de l’intelligence naturelle au savoir savant. Daniel Morvan, je crois, est aux prises avec une culpabilité inhérente à ce mouvement de balancier. Tout l’ouvrage tourne autour de cette question, celle du déclassement social et culturel, donc vers le haut depuis le bas, mais surtout sans surplomb, sans survol, seulement axé sur un approfondissement de ces deux natures. Pour tout dire, je crois que l’on peut parler de nœud gordien. Seul le lecteur probablement est à même de trancher cette corde.
J’y ai vu aussi une espèce de double rotation de cette ambiguïté : par exemple comme Jean Genet, on le sait, disait travailler avec la langue de l’ennemi. Daniel Morvan, lui, utilise cette langue comme l’on combat, il me semble, par la réitération d’une haute expression appliquée à sa campagne natale.
« Combien de temps dura ce malheur sans égal de l’effacement
des terreux de la terre
disparus les grands diseurs quand le désastre dure
j’ignore une grande partie de l’avant et de l’après
et ravaudant les morceaux épars
je ne possède que cet instant
il demeure comme une flamme oubliée
au brûleur d’une cuisinière »
Figures contraintes et figures libres ; telle la nature de cette force duelle. Phénomène de partage, de dissociation, que je comparerais à ce que dit Cocteau, à savoir que le poète est par essence un être redoublé, poète et homme, voyant et disant, angoissé et serein. Le poème détruit ET justifie l’enfance en Bretagne, au sein d’une famille de paysans. Ce qui advient ensuite – le contact avec la haute culture, de plus à Paris –, amène un déclassement définitif et contraint. La vie du village est un « serpent d’anxiété », et la capitale domine par l’instruction et les livres. Voilà pour la déchirure. Le poète agit toujours en écrivant ; dans le cas qui nous intéresse, c’est la coupure principielle. Durant ma lecture, j’ai pensé à ce beau titre de René Char, Recherche de la base et du sommet. Le sujet du livre de Char n’a rien à voir avec ce qui nous interpelle ici, cependant ce titre du célèbre poète résume hardiment, comme par un curieux hasard, ce qui fait le fond de la relation des tensions créatives. Normale Supérieure a détruit le paysan – lui-même ayant été détruit par les oukases de la production agricole moderne, obligeant à quitter le chemin des haies pour celui des openfields.
« et dans la cour quelque chose de grand survenait –
une remorque faisait son entrée comme aux triomphes de Rome
les chars ornés aux roues de serpents
la gloire des fenaisons prenait à la gorge – le cri des martinets
et celui des fauves qui sont les meules jaunes »
ou
« Ni génie des profondeurs ni oiseau funèbre
ni laboureur ayant creusé sa propre tombe
ni gemmes ni ombres c’était vous l’ombre
vous la confidente des charrues que l’homme ignore
lui qui va sur la terre comme on traverse les murs
– une pierre et rien d’autre »
Cet écrivain transfuge est né de l’intellection des lettres, agissant à la fois pour ET contre lui-même, sur une route semblable à celle de Charles Juliet, lequel a été enfant placé chez des paysans suisses, donc déterritorialisé, expatrié dans sa propre terre. Le résultat de cette lutte, c’est une mixtion où la grande culture (le savoir livresque) et la petite culture (propre à la paysannerie qui préfère décrire les étoiles plutôt que de les analyser scientifiquement) s’arc-boutent pour provoquer la poésie.
« Subsistent tels des signes sur des tablettes enfouies
ces mots recueillis dans un livre d’histoire
où mon père témoigne à la même tribune
que Louis douze et Anne de Bretagne
pour illustrer les sursauts terminaux
d’une paysannerie ravalée aux flammes de la grotte »
Je finirai ma chronique en faisant état de la prosodie du recueil. Parole lyrique et de facture harmonieuse et classique, écriture qui cherche l’aventure (ce que je rapproche avec ce qu’écrit Genet au sujet de la violence – J’appelle violence une audace au repos amoureuse des périls –, combat visible pour quêter l’identité, identité qui ne doit pas se perdre dans les replis secrets d’un nœud inextricable. Identité de la métamorphose pour conclure sur une expression parlante.
Didier Ayres
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