Quinze notules sur Jean Lorrain (par Patrick Abraham)
« La vie est une tombe au détour d’un sentier »
J.L. (épitaphe composée par L. lui-même en 1886)
1- Lire, c’est mettre en rapport, c’est relier, c’est raccorder, parfois de façon hasardeuse ou téméraire. Il n’y a pas de littérature sans intertextualité. Or l’intertextualité (me) rend heureux.
2- Relisant Monsieur de Phocas de mon cher Jean Lorrain, je pense à Baudelaire, au Huysmans d’A Rebours et au Wilde du Portrait de Dorian Gray, auxquels Lorrain doit tant. Je pense à Gide : Thomas Welcôme est une sorte de cousin précurseur du Ménalque de L’Immoraliste. Mais Gide, lui, comme Huysmans, s’est sorti de l’ornière décadente où Lorrain est resté embourbé. Je pense à Proust avec qui il se battit en duel.
Que serait devenue l’œuvre de Lorrain si, au lieu de dilapider son talent dans des productions commerciales, il avait renoncé au monde et s’était enfermé dans une chambre, gardé par une grande sœur de Céleste Albaret ? Je pense à certaines pages de Cocteau ou de Genet que Lorrain annonce. Je pense à André Breton. De façon plus scandaleuse, je pense à Claudel pour l’inventivité, le génie onomastique. Quel répertoire de noms étranges, improbables, stupéfiants chez l’un comme chez l’autre. Je passe de Thomas Welcôme à Thomas Pollock Nageoire, bien sûr. Et de la duchesse d’Altorneyshare à Lechy Elbernon, il n’y a pas poétiquement, pour moi, longue distance.
3- On ne lit plus guère Lorrain aujourd’hui et l’on a peut-être raison si, plutôt qu’à ses livres, on s’arrête à l’homme que rien n’interdit de détester. Il était vaniteux et cruel sans être toujours courageux. Il était cocardier, misogyne et, comme Toulet, hélas ! très sottement antisémite. Il détestait « le peuple » tout en étant attiré par ses apaches et ses putains. Il ne résistait pas, au risque de perdre un ami, à un bon mot ou à la phrase mordante d’un article. Il éclairait sans pitié chez autrui des « vices », comme on disait alors, qu’il prenait soin de dissimuler ou de nier pour lui-même. On le craignait et on se moquait de lui dans son dos. Ses brouilles étaient fameuses – avec Robert de Montesquiou et Yvette Guilbert parmi bien d’autres. Dieu merci, grâce au progrès des mœurs, nous nous sommes assagis.
4- On ne lit plus guère Lorrain et l’on a tort en cette époque caporalisée, hygiéniste et aboyeuse qui se délecte de chasses en meute. Singulières obsessions ; singulier style : aussi benêt un écrivain puisse-t-il sembler (et Lorrain, fréquemment, a singé malgré lui les bêtises qu’il raillait), pourvu qu’il ait un style, j’ai la faiblesse de le sauver.
5- Lorrain excelle dans les récits courts où il fait mouche à chaque fois. Il aimait Andersen, Poe et Villiers de l’Isle-Adam – Andersen pour les séductions du merveilleux (le bref « Conte du bohémien » dédié à Sarah Bernhardt est un bijou), Poe pour le fantastique macabre et Villiers pour la férocité dans l’ironie. On le constate dans Sensations et souvenirs lorsqu’il évoque son enfance normande, une sorcière provençale, des chants de cloches en pleine forêt ou le vernissage d’une exposition. Il y a par ailleurs, qui l’a remarqué ? une subtile parenté entre le Marcel Schwob des Vies imaginaires et Une Femme par jour où se glisse comme une baudelairienne compassion pour les existences saccagées qu’il résume.
6- Lorrain et les peintres. Lorrain et Odilon Redon. Lorrain et Gustave Moreau. Lorrain et Jeanne Jacquemin, qui se fâcha avec lui, et Antonio de La Gandara. Comme Swann, les personnages de Lorrain et sans doute Lorrain lui-même, à cause des charmes captivants d’un tableau, à leurs dépens ou aux siens, s’éprennent de visages qu’ils ne peuvent oublier et qui les poussent aux pires folies – à l’assassinat de Claudius Ethal pour le duc de Fréneuse, par exemple.
7- M. de Phocas, dans le roman éponyme, est fasciné par les yeux glauques, les yeux couleur d’émeraude ou de vert liquide, les yeux enchâssés de pierres précieuses des statues : « Les prunelles quémandeuses des gaupes de faubourg, tout ce vice aiguisé et brutal d’êtres ramenés par la misère à des gestes instinctifs, me requiert et m’attache. Oh ! le poignant émoi des guet-apens et des rixes, les veillées d’effarement et de sueurs dans les meublés coupe-gorge du boulevard Ornano et des Quatre-Chemins, et le coup de couteau au bout de tout cela ! ». Je n’ose préciser ici jusqu’où quels yeux et de quelles nuances, dans une ruelle de Calcutta, un café de Tunis ou un port malais, m’ont conduit.
8- André Breton sur Monsieur de Phocas : « Il est presque impossible de se détacher de la lecture de ce livre ; et le plaisir purement esthétique qu’on en ressent n’en demeure pas moins infiniment suspect » (Lettre à Théodore Fraenkel, août 1913).
9- Lorrain et ses masques. Lorrain et ses pseudonymes. Lorrain et ses doubles narratifs. Bruscambille, Stendhaletta, Saltarello, Zakouski ! Serge Allitof, Maxime de Jaekels, Jean de Fréneuse ! Que de dérives enchanteresses, que de ramifications envoûtantes pour moi encore. Selon l’état civil, rappelons-le, fils d’armateur, il se nommait sans surprise Martin Paul Alexandre Duval.
10- Suis-je le seul à m’interroger sur la grammaire lorrainienne ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi, à tant de reprises, il emploie l’imparfait alors que le passé simple serait attendu : « Soudain une rage me prenait, m’emparant des pincettes, je fondais sur le monstre, le lardant au flanc et au ventre, essayant d’étrangler ce long cou de vautour, etc. » (« Une nuit trouble » dans Contes d’un buveur d’éther). Affectation d’artiste ou négligences involontaires ? Qui, oui, qui me répondra ?
11- Jean Lorrain est mort le 30 juin 1906 à cinquante et un ans. Quel regard aurions-nous sur Gide s’il avait succombé à la grippe espagnole sans avoir publié ni Les Faux-monnayeurs, ni le Voyage au Congo, ni le Retour d’URSS ni la plus importante partie de son Journal ?
12- Une après-midi hiver, dans un salon de la rue du Bac, à proximité du pont Royal, je le rencontrai. Orgueilleux et altier, cambré, fardé, méchant et drôle avec déjà cet air creusé présageant une ruine rapide, il me félicita de le connaître si bien. On se demandera ce que je fichais en cet endroit et comme j’y avais été introduit. Un ami ayant déménagé m’avait fixé rendez-vous dans son nouvel appartement. Il souhaitait me montrer l’étude qu’il venait de terminer sur la Correspondance entre Remy de Gourmont et Alfred Vallette. Songeur, distrait comme souvent, je me trompai d’étage. Je sonnai en m’apercevant trop tard de ma méprise. Une fois de plus par rêverie continuée, par fluidité, par inconsistance personnelle, j’avais changé de siècle et me trouvais dans l’immeuble où je voulais me rendre mais au mauvais palier et avec un décalage de quelques décennies. Après deux minutes de stupeur, je m’en accommodai.
13- Pour un auteur réputé si fielleux, si envieux de ses jeunes confrères, on observera la belle indépendance et la prescience de ses jugements. Dans Monsieur de Phocas, il cite avec éloge une strophe de « Narcisse parle » de Valéry paru dans La Conque, la revue de Pierre Louÿs, en 1891, et plus loin un paragraphe des Nourritures terrestres. Il y a des jalousies ou des rancunes plus tenaces.
14- L’ennui régnait dans ce salon. Nous décidâmes de décamper, Lorrain et moi, puis de longer les quais. Le ciel était gris, une pluie tenace tombait, des silhouettes rôdaient. Lorrain me prit le bras, ce qui m’inquiéta un peu. Lourd et lent, il marchait avec difficulté et il toussait. « Vous savez, me dit-il avec un demi-gloussement, je n’ai aucun conseil à vous donner mais, si vous écrivez un jour, ne soyez fidèle qu’à une règle : ce que l’on vous reproche, accentuez-le jusqu’à la manie. C’est l’unique moyen de se forger une personnalité ». Il m’invita à monter boire un grog chez lui. Fatigué, par manque de désir aussi, je refusai.
15- Les Editions du Sandre, en janvier 2015, ont eu la riche idée de réunir les Poésies complètes de Jean Lorrain.
Patrick Abraham
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