Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, António Lobo Antunes
Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, traduit du portugais par Dominique Nédellec, avril 2014, 428 p. 23 €
Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Christian BourgoisDescendons dans la rue. Marchons sur Stockholm. Munissons-nous d’œufs, de tomates, de tous les projectiles qu’on voudra. Faisons signer des pétitions. Organisons des sit-in en scandant son nom. Bloquons la circulation pour lire d’une traite ses œuvres complètes à voix haute. Montrons nos seins devant l’ambassade de Suède. António Lobo Antunes mérite au moins le Nobel.
On a connu des manifs pour moins que ça. Le Ricard à 2 euros, la prolongation de la période de pêche du brochet maillé, la confrérie du Malabar fermier aux bons colorants d’autrefois, les fêtes d’Uhart-Cize en rouge et blanc… António Lobo Antunes mérite au moins le Nobel.
Il en fera ce qu’il voudra. Distribuera l’argent à ses anciens patients au service psychiatrique de l’hôpital Miguel Bombarda de Lisbonne, aux traumatisés de la guerre d’Angola où il a servi en tant que médecin. Le refusera au besoin, comme Pasternak qui craignait en 1958 les foudres des autorités soviétiques, comme Sartre en 1964, qui le trouvait trop bourgeois, trop occidental, trop institutionnel, avant d’en réclamer dit-on le montant onze ans plus tard.
N’empêche : après José Saramago en 1998, l’œuvre de Pessoa et hétéronymes n’ayant été connue et reconnue qu’après sa mort, il ne serait que le deuxième auteur portugais à obtenir pareille consécration.
Quant à la mériter… Son dernier livre suffirait-il à mettre tout le monde d’accord ? 428 pages étourdissantes de maîtrise, de style, de noirceur sublime, qui égrènent, cadencées par les mouvements d’une corrida, trois petites heures d’une tragédie familiale. Car la mère agonise, sous la pluie diluvienne de ce dimanche de Pâques, à Lisbonne. Autour d’elle, les enfants se succèdent à son chevet, Francisco qui lorgne sur l’héritage, João et son penchant coupable pour les jeunes garçons, Ana la laide, droguée jusqu’au plafond, Beatriz, Mercília la vieille servante… Chaque personnage assume à tour de rôle la narration d’un chapitre, et c’est toute la saga d’une famille qui refait surface, avec ses rancœurs, ses déchirements, ses jalousies, ses non-dits, y compris lorsque les morts prennent à leur tour la parole, le père au milieu de ses taureaux dans la quinta prospère de jadis, tel ou tel aïeul ou la petite Rita, tôt emportée par la maladie. Récits enchâssés, récits emmêlés qui se répètent, se font écho, se complètent, se contredisent. C’est que les morts sont aussi bavards que les vivants. Ont aussi des souvenirs qui jettent leur ombre sur le récit, leur point de vue à délivrer avant que le coup de grâce ne soit donné, inexorable compte-à-rebours, à six heures pile. De la littérature considérée comme une tauromachie…
Lieux, époques, scènes se parasitent, et la logorrhée n’en finit pas, fait feu de tout bois dans la centrifugeuse du langage. Il arrive aussi que les voix se mêlent et qu’on s’y perde, dans ces chapitres composés d’une seule longue et unique phrase, de la majuscule au point final, une seule jaculation où s’emberlificotent les mémoires des uns et des autres, régulièrement ponctuée par quelques laconiques paroles au discours direct qui coupent le fil de la narration, coupent les mots-mêmes parfois. L’auteur en personne intervient, ajoute ses affres de créateur aux tourments de ses créatures qui l’invectivent. Alors qui parle ? « mais à qui appartient ce moi qui susurrait ? ». Et Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, lancinante question-titre que le récit rumine de loin en loin, reprend et détourne, tord et retord avec maestria.
On ne saurait donner idée de la force poétique qui se dégage de cette écriture du ressassement, savamment recouverte d’un fin glaçage d’humour noir. Une virtuosité qui, littéralement, dépasse l’entendement, sans pour autant jamais gâcher le plaisir masochiste (pensée émue pour le traducteur…) de s’y abandonner à nouveau. Et bien qu’on en reste sans voix, seins nus ou pas, crions-le quand même une fois de plus : António Lobo Antunes mérite au moins le Nobel. C’est la moindre des reconnaissances que l’on pourrait accorder à cet ahurissant écrivain qu’il serait temps de célébrer à sa juste démesure.
Frédéric Aribit
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