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Quelqu’un manque, Emmanuel Darley

Ecrit par Marie du Crest 24.11.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Théâtre, Espaces 34

Quelqu’un manque, 45 pages, 9,5 €

Ecrivain(s): Emmanuel Darley Edition: Espaces 34

Quelqu’un manque, Emmanuel Darley

 

« La langue de l’intérieur »

Quelqu’un manque, écrit en 2002 dans le cadre de la Chartreuse d’Avignon, est une pièce courte, dont la brièveté même travaille le langage et le deuil comme autant de pertes, de lacunes, de répétitions impuissantes, de silences et de non-dits. Le manque de l’autre, du compagnon malade, agonisant et défunt dont nous suivons le calvaire physique. La choralité dans la distribution (les pleureuses, Elle, le soignant, l’ami) accomplit ce travail de la recherche de ce qui s’en va, de ce qui s’efface, de ce qui meurt mais aussi de ce qui reste. Nous ne savons pas si les paroles se souviennent, ressurgissent, semblables à la mémoire. Ainsi au début du texte, les pleureuses reprennent-elles à leur compte ce « qu’il disait » ou « ce qu’elle disait » jusqu’à creuser encore plus profondément dans l’intériorité (p.30-1) :

Qu’est-ce que ça serait toi, hein, ta dernière volonté ? disais-tu.

Peut-être, après tout pourquoi pas, un verre de lait, oui, de lait bien chaud, disais-tu.

Les pleureuses font entendre les mots de Gume, se parlant à lui-même. Elles font acte de citation puisque les passages sont typographiés en italique dans le texte. Ce chœur de femmes, rappelant les rituels antiques du deuil, occupe en effet une place prépondérante dans la pièce ; il ne fait pas figure de simple commentateur épisodique mais bien plutôt de voix prédominante, portant toutes les autres, en son sein, comme si la parole du personnage était en manque d’elle-même, par essence. E. Darley écrit des « éclats » de phrases comme autant de morceaux de chair, de peau du corps malade. Chirurgie, pathologie à l’œuvre du langage dramatique :

Œil distrait sur les grattures,

Les croûtes purulentes

La déchéance physique fait avancer le texte selon la didascalie « un temps » ou « noir ».

Le personnage autour duquel prend forme le requiem entre lui aussi dans la sphère d’un langage atrophié, médicalisé. Il perd son prénom d’avant la maladie et devient GUME (p.18) : dans la bouche d’Elle puis des Pleureuses.

Gume je le nommais.

Légume d’abord.

Tout le monde, vite, l’appelait Gume et son prénom on oubliait.

La déconstruction du corps incurable s’écrit donc dans la déconstruction à la fois de la rhétorique mais aussi de la logique dramatique du personnage. Sa réalité n’est que verbale et E. Darley ne le désigne justement pas Gume (dans les didascalies) mais « Celui qui manque » seulement à partir de la page 32. Entité d’une périphrase. Le titre de la pièce et le dernier mot de la pièce créent un va-et-vient avec le texte. « Quelqu’un manque » renvoie à une sorte de voix off, établissant le constat d’une absence tandis que la périphrase rattachée à un personnage, à un comédien, constitue une présence affective au monde. Manquer / manquer à /sont les deux faces de l’existence humaine entre vie et mort. Le texte va dans le même temps vers le langage morcelé, incapable de tout dire, de capter l’entière souffrance, jusqu’au silence ultime lorsque la pièce s’achève :

LES PLEUREUSES-Il ne dira plus rien.

Son dernier mot sans doute.

Laissé loin d’ici.

Recouvert désormais par celui d’avant.

Souvenir devenu.

Celui qui manque.

La mise en scène de Nadège Coste en 2012 mettait en avant le langage du corps au-delà. Corps qui se meut, qui rampe dans le sable, au-delà du Verbe.

E. Darley ainsi dans cette pièce plonge-t-il aux racines d’une métaphysique, celle de notre propre finitude charnelle et de notre impuissance langagière à l’exprimer.

 

Marie Du Crest

 

Chez le même éditeur : Kaboul, 2003 ; Elles deux, 2013. D’autres textes (roman théâtre) de l’auteur ont fait l’objet de précédentes notes de lecture.

 

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A propos de l'écrivain

Emmanuel Darley

 

S’il est un auteur prolixe, voyageur du monde, voyageur parmi les hommes, c’est bien Emmanuel Darley (1963-2016). Il fut libraire et d’abord romancier, avec un premier titre publié chez POL, Des petits garçons, en 1993, puis écrivit pour le théâtre à partir de 2001 (Pas bouger, chez Actes Sud Papiers), ainsi que pour les jeunes lecteurs à l’Ecole des Loisirs en 2002. Il anima de très nombreux ateliers d’écriture. Chez le même éditeur : Soldat cheval in Kaboul, ouvrage collectif, 2003 ; Tout autant que vous êtes… in Monologues pour…, 2003 ; Quelqu’un manque, 2006.

La pièce d’Emmanuel Darley avait été sélectionnée par La Voie des Indés en Languedoc Roussillon en 2015.

 

A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.