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Quatre poèmes tirés du recueil A gaivota ou a vida em torno do lago (La mouette ou la vie autour du lac) de Susana Fuentes, traduits du portugais du Brésil par Stéphane Chao

07.04.23 dans La Une CED, Ecriture, Création poétique, Langue portugaise

Quatre poèmes tirés du recueil A gaivota ou a vida em torno do lago (La mouette ou la vie autour du lac) de Susana Fuentes, traduits du portugais du Brésil par Stéphane Chao

mémoire du monde

[tonnerre et lac toujours plus loin.

toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies]

la terre n’a plus d’enfants

et sur la ville

la pluie

est vêtue de deuil

l’obscurité s’étend

il fait nuit

à cause des animaux

qui n’ont pas pu pousser leur cri

à cause de leur silence de bête

en fuite qui ont nulle part où aller

 

à cause du silence

du cerf des marais

du jaguar

alligator

serpent

 

tamandua

la mère cabiai avec ses petits à côté d’elle

sapajou

loutre géante

marron avec des taches

jaunes au menton

et sur la poitrine

comme si elle avait plongé dans la rivière

en flammes

 

le cerf des marais mange des fruits

pousses de lichens

le suc des feuilles

des fruits

des crues

et dans les lacs dans les rivières la loutre

mange de petits crustacés

mollusques poissons

 

qu’elle détruise les espèces

en lieu et place des flammes

 

le cycle des inondations

répartit les espèces

 

laisse de la nourriture

et en période de sécheresse

des alligators et autres animaux

vont chercher les fruits

de la crue

 

à cet instant

l’incendie

efface les couleurs

la terre s’embrase

comme on foule la terre

l’ara-bleu

prend son envol

dénué de bleu

sans un cri

le ruisseau

est muet

pas de remous

aux racines des arbres

feu

là où il y avait de l’eau auparavant

la terre brûle en dedans

les racines perdent le goût

de la terre mouillée

 

Je veux respirer dit la forêt

vies sonores

étincelles

 

crier avant

le silence

les silences

des bêtes

des poissons

poisson-chat tacheté silure doré

des oiseaux

dans la savane arborée

cariama

toucan toco

ortalis

ibis mandore kamichi à collier

et le jabiru

les plumes

le bec

herbes

eaux

lichens

rivière

 

le poids du monde

hier j’ai marché jusqu’à la place

où les gens se rassemblent, chose rare

on les compte sur les doigts d’une main.

et je suis passée devant une librairie et j’ai pensé que

si tu as une place et une librairie tu

as tout ce qu’il te faut

et c’était un jour vert et frais

avec un ciel bleu

comme on n’en avait plus vu depuis longtemps.

aujourd’hui j’ai tardé à prendre courage

je voulais ouvrir les yeux et parcourir

un nouveau chapitre de l’histoire

et pas le même.

peut-être que

le vent changera de direction.

tu as déjà vu des dents pousser aux poules

demande la mère de pernambouc

je lève les yeux et je ris

de sa manière de dire

nous sommes dans un sacré pétrin, mon ami.

je voudrais encore fréquenter la place

sans le poids du monde.

prendre une tasse de thé

sans le poids du monde

mais à présent le quotidien

est envahi de monde

il est devenu difficile de voir le ciel

et le travail des nuages.

voir l’éclat des petites choses.

autre chose que la liberté

déploie ses ailes

et se couvre de sa propre ombre.

je me rendrais sur la place comme ces jours derniers

mais le ciel sera plus étroit.

le monde si loin, si près.

rien ne sera indolore

sachant ce qui se passe.

ou est-ce que nous pouvons nous organiser

pour qu’ils en discutent à l’école.

du fait de vouloir être

ce qu’on est.

pour qu’on n’entende plus au cœur de rio

qu’il faut tuer les garçons

qui s’embrassent.

les filles.

pour qu’on nettoie la ville.

peut-être d’ici à maintes années

la curiosité sera plus grande que la haine

et nous aurons assez de courage pour la nouveauté.

ce que nous connaissons déjà est si sale

et souillé de sang.

que ce rio survive.

et que nous puissions reprendre là où nous nous sommes arrêtés.

l’histoire se répète justement aujourd’hui

alors que nous pensions à des époques futures

qui aurait dit l’espérance aussi ténue.

ou à cet instant apprend-elle à être plus forte.

 

les invisibles

adieu, mon rio

ce n’est pas moi qui pars.

je suis toujours là

mais invisible.

le pays est parti, maintenant la ville part.

ce n’est peut-être pas depuis maintenant seulement

mais depuis très longtemps.

depuis que nous avons perdu nos trottoirs

et que les immeubles ont commencé à parler anglais.

depuis que nous avons perdu nos premiers cinémas

et que de nouvelles pharmacies ont été ouvertes

pour soigner les bourses et les âmes.

depuis que les orichas

ont perdu certaines de leurs demeures

et qu’avec elles s’en est allée

l’attention aux choses.

maintenant plus que jamais

pas un baiser en moins

ni un dieu en moins

et si aujourd’hui

nous avons perdu le pluriel des dieux

des divas

des filles

puissent maintes villes surgir

puissent de nouvelles demeures surgir

puissent de nouveaux trottoirs

susciter des carrefours

et des rues sans mur.

où il y a aura un mur, notre ombre y sera

en mouvement

les invisibles réveillent la ville.

 

Orchestre en argile

les couleurs de l’argile, là commence l’accordage.

le chef d’orchestre n’a pas même une baguette.

c’est avec ses mains qu’il dirige son orchestre

composé d’instruments faits d’argile

(faits de doigts innombrables qui s’activent

tout autour de l’argile)

faits par le manakin lorsqu’il

a ouvert un chemin jusqu’au fleuve et a dit

c’est ici.

recueillez l’argile, séchez-la, pétrissez-la avec vos pieds

mettez-la au feu

et que se fasse la musique.

 

les mains plongées dans l’argile

firent le pot et la gourde, le sifflet, la cuica

le tambour.

chacun apparaît en son temps.

 

la fillette au marimba

est imperturbable.

aux tambours, les garçons n’était le chef d’orchestre

se déchaîneraient.

mais ils regardent, attendent et diminuent

l’intensité de leurs mouvements

avec des rythmes syncopés.

grosse caisse, caisse claire, xylophone

combinaison de percussions.

chacun apprend (et complète)

le rythme qu’il porte en lui.

 

le pot que j’ai acheté hier

résonne encore du bruit de l’eau

du murmure de la rivière

d’où proviennent l’argile et les couleurs utilisées pour la teindre.

rouge, pourpre, jaune,

orange, marron, couleurs d’oxum.

dans les rivières l’argile vaut plus que l’or

lorsqu’elle est fustigée par les mains grand ouvertes

c’est comme pétrir le pain mais sans colère

 

le bord de la rivière est paisible

on y lâche prise

l’après-midi, il y a des remous

eau de rivière marron clair et

ciel couleur de citrouille.

on y est comme les diverses couleurs des fruits – jaune pêche, raisin sec

bourgeon vert qui brunit en se desséchant

le brun de l’écorce mure et sèche.

de la vie au soleil –

et de la tendresse des doigts.

des doigts qui ont pétri, tournoyé

là où les miens à présent contournent les sillons

et me conduisent au bord de la rivière (où l’orchestre joue)

j’enfonce mes pieds, je trempe ma peau

d’argile fraîche et glacée.

sur les moringas coule l’eau que versent les mains des garçons –

des fillettes.

 

dans le bassin, le son parle – et c’est mon corps entier qui tremble.

le son parle de la tribu, des commencements

lorsque nous étions là.

à tout le moins, j’étais là

je l’ai su lorsque l’orchestre a retenti à tout rompre

la fillette au tambourin

avait attaqué le morceau

le garçon était au bongo.

et il n’y eut plus de pensée,

mais seulement des vibrations,

de la cadence

et du rythme.

 

les mains du chef d’orchestre

éprouvent l’argile, apaisent la rivière

apprivoisent le garçon

qui se déchaînerait si on le laissait faire comme je te l’ai dit.

les mains du chef d’orchestre est aux commande à l’orchestre

tracent les contours de la musique

faite argile et les enfants sont faits

sobres musiciens interprètes

aux yeux doux, étincelles de feu, caramels

noirs, arrondis, déchiquetés

avec leurs amis pour la vie

faits en argiles

avec sur la peau toutes les couleurs du brésil

 

et j’écoute et me souviens d’un monde qui n’existe pas

pour la télévision,

c’est un monde qui existe seulement là où la rivière passe.

chaque fois que parle cette rivière devenue orchestre.

la rivière parle

de moi lorsque je marchais pieds nus sous la pluie

(ou dans la tempête sous la cascade tombant des tuiles)

et que ma mère me disait, ne sors pas, reste à la maison

oubliant qu’elle aussi détachait d’un geste

ses tresses.

ma grand-mère, quand elle était enfant,

a voulu courir elle aussi un jour.

 

c’est pourquoi aujourd’hui je m’élance, je cours au milieu d’elles, entre elles.

lorsque je marche sur la scène ou

sur le papier je cloue le mot (mal élevé) sur le corps

je trempe la page

et je ne quitte pas la feuille blanche

c’est elle qui se déchire en d’autres pages

parce qu’elle est faite

de morceaux (sombres et tachés)

 

sur ma peau le soleil est encore plus beau.

parce que j’écris et j’ai un corps

je me mets pieds nus

je me salis les mains avec la terre

je monte les escaliers

je parcours la page de la vie avec mes pieds

sous la pluie, sur scène, sans mes chaussures, je rencontre ce qui est venu avant

moi

et viendra encore.

 

Susana Fuentes est née à Rio de Janeiro. Elle a obtenu un master en littérature brésilienne et un doctorat en littérature comparée. Parmi ses ouvrages : Escola de gigantesAnotações de BerlimCarta ao Sol et Luzia, finaliste du prestigieux prix de littérature de São Paulo en 2012.

Stéphane Chao a notamment traduit Le mouvement pendulaire d’Alberto Mussa (éd. Anacharsis, 2011) et nombre d’articles pour l’EHESS. Nouvelliste, il a publié dans des revues comme L’Atelier du roman et La femelle du Requin.

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