Quatre poèmes tirés du recueil A gaivota ou a vida em torno do lago (La mouette ou la vie autour du lac) de Susana Fuentes, traduits du portugais du Brésil par Stéphane Chao
mémoire du monde
[tonnerre et lac toujours plus loin.
toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies]
la terre n’a plus d’enfants
et sur la ville
la pluie
est vêtue de deuil
l’obscurité s’étend
il fait nuit
à cause des animaux
qui n’ont pas pu pousser leur cri
à cause de leur silence de bête
en fuite qui ont nulle part où aller
à cause du silence
du cerf des marais
du jaguar
alligator
serpent
tamandua
la mère cabiai avec ses petits à côté d’elle
sapajou
loutre géante
marron avec des taches
jaunes au menton
et sur la poitrine
comme si elle avait plongé dans la rivière
en flammes
le cerf des marais mange des fruits
pousses de lichens
le suc des feuilles
des fruits
des crues
et dans les lacs dans les rivières la loutre
mange de petits crustacés
mollusques poissons
qu’elle détruise les espèces
en lieu et place des flammes
le cycle des inondations
répartit les espèces
laisse de la nourriture
et en période de sécheresse
des alligators et autres animaux
vont chercher les fruits
de la crue
à cet instant
l’incendie
efface les couleurs
la terre s’embrase
comme on foule la terre
l’ara-bleu
prend son envol
dénué de bleu
sans un cri
le ruisseau
est muet
pas de remous
aux racines des arbres
feu
là où il y avait de l’eau auparavant
la terre brûle en dedans
les racines perdent le goût
de la terre mouillée
Je veux respirer dit la forêt
vies sonores
étincelles
crier avant
le silence
les silences
des bêtes
des poissons
poisson-chat tacheté silure doré
des oiseaux
dans la savane arborée
cariama
toucan toco
ortalis
ibis mandore kamichi à collier
et le jabiru
les plumes
le bec
herbes
eaux
lichens
rivière
le poids du monde
hier j’ai marché jusqu’à la place
où les gens se rassemblent, chose rare
on les compte sur les doigts d’une main.
et je suis passée devant une librairie et j’ai pensé que
si tu as une place et une librairie tu
as tout ce qu’il te faut
et c’était un jour vert et frais
avec un ciel bleu
comme on n’en avait plus vu depuis longtemps.
aujourd’hui j’ai tardé à prendre courage
je voulais ouvrir les yeux et parcourir
un nouveau chapitre de l’histoire
et pas le même.
peut-être que
le vent changera de direction.
tu as déjà vu des dents pousser aux poules
demande la mère de pernambouc
je lève les yeux et je ris
de sa manière de dire
nous sommes dans un sacré pétrin, mon ami.
je voudrais encore fréquenter la place
sans le poids du monde.
prendre une tasse de thé
sans le poids du monde
mais à présent le quotidien
est envahi de monde
il est devenu difficile de voir le ciel
et le travail des nuages.
voir l’éclat des petites choses.
autre chose que la liberté
déploie ses ailes
et se couvre de sa propre ombre.
je me rendrais sur la place comme ces jours derniers
mais le ciel sera plus étroit.
le monde si loin, si près.
rien ne sera indolore
sachant ce qui se passe.
ou est-ce que nous pouvons nous organiser
pour qu’ils en discutent à l’école.
du fait de vouloir être
ce qu’on est.
pour qu’on n’entende plus au cœur de rio
qu’il faut tuer les garçons
qui s’embrassent.
les filles.
pour qu’on nettoie la ville.
peut-être d’ici à maintes années
la curiosité sera plus grande que la haine
et nous aurons assez de courage pour la nouveauté.
ce que nous connaissons déjà est si sale
et souillé de sang.
que ce rio survive.
et que nous puissions reprendre là où nous nous sommes arrêtés.
l’histoire se répète justement aujourd’hui
alors que nous pensions à des époques futures
qui aurait dit l’espérance aussi ténue.
ou à cet instant apprend-elle à être plus forte.
les invisibles
adieu, mon rio
ce n’est pas moi qui pars.
je suis toujours là
mais invisible.
le pays est parti, maintenant la ville part.
ce n’est peut-être pas depuis maintenant seulement
mais depuis très longtemps.
depuis que nous avons perdu nos trottoirs
et que les immeubles ont commencé à parler anglais.
depuis que nous avons perdu nos premiers cinémas
et que de nouvelles pharmacies ont été ouvertes
pour soigner les bourses et les âmes.
depuis que les orichas
ont perdu certaines de leurs demeures
et qu’avec elles s’en est allée
l’attention aux choses.
maintenant plus que jamais
pas un baiser en moins
ni un dieu en moins
et si aujourd’hui
nous avons perdu le pluriel des dieux
des divas
des filles
puissent maintes villes surgir
puissent de nouvelles demeures surgir
puissent de nouveaux trottoirs
susciter des carrefours
et des rues sans mur.
où il y a aura un mur, notre ombre y sera
en mouvement
les invisibles réveillent la ville.
Orchestre en argile
les couleurs de l’argile, là commence l’accordage.
le chef d’orchestre n’a pas même une baguette.
c’est avec ses mains qu’il dirige son orchestre
composé d’instruments faits d’argile
(faits de doigts innombrables qui s’activent
tout autour de l’argile)
faits par le manakin lorsqu’il
a ouvert un chemin jusqu’au fleuve et a dit
c’est ici.
recueillez l’argile, séchez-la, pétrissez-la avec vos pieds
mettez-la au feu
et que se fasse la musique.
les mains plongées dans l’argile
firent le pot et la gourde, le sifflet, la cuica
le tambour.
chacun apparaît en son temps.
la fillette au marimba
est imperturbable.
aux tambours, les garçons n’était le chef d’orchestre
se déchaîneraient.
mais ils regardent, attendent et diminuent
l’intensité de leurs mouvements
avec des rythmes syncopés.
grosse caisse, caisse claire, xylophone
combinaison de percussions.
chacun apprend (et complète)
le rythme qu’il porte en lui.
le pot que j’ai acheté hier
résonne encore du bruit de l’eau
du murmure de la rivière
d’où proviennent l’argile et les couleurs utilisées pour la teindre.
rouge, pourpre, jaune,
orange, marron, couleurs d’oxum.
dans les rivières l’argile vaut plus que l’or
lorsqu’elle est fustigée par les mains grand ouvertes
c’est comme pétrir le pain mais sans colère
le bord de la rivière est paisible
on y lâche prise
l’après-midi, il y a des remous
eau de rivière marron clair et
ciel couleur de citrouille.
on y est comme les diverses couleurs des fruits – jaune pêche, raisin sec
bourgeon vert qui brunit en se desséchant
le brun de l’écorce mure et sèche.
de la vie au soleil –
et de la tendresse des doigts.
des doigts qui ont pétri, tournoyé
là où les miens à présent contournent les sillons
et me conduisent au bord de la rivière (où l’orchestre joue)
j’enfonce mes pieds, je trempe ma peau
d’argile fraîche et glacée.
sur les moringas coule l’eau que versent les mains des garçons –
des fillettes.
dans le bassin, le son parle – et c’est mon corps entier qui tremble.
le son parle de la tribu, des commencements
lorsque nous étions là.
à tout le moins, j’étais là
je l’ai su lorsque l’orchestre a retenti à tout rompre
la fillette au tambourin
avait attaqué le morceau
le garçon était au bongo.
et il n’y eut plus de pensée,
mais seulement des vibrations,
de la cadence
et du rythme.
les mains du chef d’orchestre
éprouvent l’argile, apaisent la rivière
apprivoisent le garçon
qui se déchaînerait si on le laissait faire comme je te l’ai dit.
les mains du chef d’orchestre est aux commande à l’orchestre
tracent les contours de la musique
faite argile et les enfants sont faits
sobres musiciens interprètes
aux yeux doux, étincelles de feu, caramels
noirs, arrondis, déchiquetés
avec leurs amis pour la vie
faits en argiles
avec sur la peau toutes les couleurs du brésil
et j’écoute et me souviens d’un monde qui n’existe pas
pour la télévision,
c’est un monde qui existe seulement là où la rivière passe.
chaque fois que parle cette rivière devenue orchestre.
la rivière parle
de moi lorsque je marchais pieds nus sous la pluie
(ou dans la tempête sous la cascade tombant des tuiles)
et que ma mère me disait, ne sors pas, reste à la maison
oubliant qu’elle aussi détachait d’un geste
ses tresses.
ma grand-mère, quand elle était enfant,
a voulu courir elle aussi un jour.
c’est pourquoi aujourd’hui je m’élance, je cours au milieu d’elles, entre elles.
lorsque je marche sur la scène ou
sur le papier je cloue le mot (mal élevé) sur le corps
je trempe la page
et je ne quitte pas la feuille blanche
c’est elle qui se déchire en d’autres pages
parce qu’elle est faite
de morceaux (sombres et tachés)
sur ma peau le soleil est encore plus beau.
parce que j’écris et j’ai un corps
je me mets pieds nus
je me salis les mains avec la terre
je monte les escaliers
je parcours la page de la vie avec mes pieds
sous la pluie, sur scène, sans mes chaussures, je rencontre ce qui est venu avant
moi
et viendra encore.
Susana Fuentes est née à Rio de Janeiro. Elle a obtenu un master en littérature brésilienne et un doctorat en littérature comparée. Parmi ses ouvrages : Escola de gigantes, Anotações de Berlim, Carta ao Sol et Luzia, finaliste du prestigieux prix de littérature de São Paulo en 2012.
Stéphane Chao a notamment traduit Le mouvement pendulaire d’Alberto Mussa (éd. Anacharsis, 2011) et nombre d’articles pour l’EHESS. Nouvelliste, il a publié dans des revues comme L’Atelier du roman et La femelle du Requin.
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