Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face, Jean Cagnard
Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face, 2017, 62 pages, 12,80 €
Ecrivain(s): Jean Cagnard Edition: Espaces 34
Sur le seuil
L’édition de Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face nous donne d’abord à voir en première de couverture une petite photo prise par Jean Cagnard : un zigzag herbu planté dans un sol minéral comme fissuré. Où commence-t-il ? Où finira-t-il ? Le monde semble tituber. Le titre même de la pièce décrit quelque chose de l’ordre du déséquilibre, qui est prononcé par « le résident » (p.17) dans l’aveu de sa solitude face au reste de la ville. Comme l’image d’une vie, celle justement peut-être du résident qui parle dans la pièce. On ne sait jamais bien ce que sont les choses « une possible, une autre impossible » dira le texte en sa fin. L’écriture et la parole ne sont que des incertitudes entre poésie et langage dramatique, posées sur le seuil de la vie et du texte.
Celui-ci a été écrit en 2009, à la suite d’une invitation de l’auteur au centre thérapeutique de Blannaves à Alès, centre spécialisé dans la prise en charge des addictions. Le résident (ou les résidents) est un toxico et celui à qui il s’adresse un éducateur (ou des éducateurs). Pourtant malgré ce point origine « documentaire », Jean Cagnard élit le monde des « voix et des silhouettes » plutôt que celui des personnages comme l’indiquent les didascalies. Femme ou homme, jeune ou moins jeune, peu importe. Ces voix parlent, se parlent, disent ensemble quelquefois ou s’adressent au public. Parler comme une thérapie en exprimant parfois le désordre dans le langage (que contient l’assiette du résident ; des tomates farcies ou des haricots verts, du sang ?). Stichomythies du dérèglement, de la confusion. Dialogue insistant jusqu’à l’absurde autour d’une cigarette. Et puis toujours la nécessité de raconter des histoires, de belles histoires : celle du garçon de sept ans qui vieillit vite (p.32-33), celle de l’homme qui est devenu un bout de bois (p.36). Celle encore de l’homme au bord d’une rivière, toujours sur la rive pluvieuse (p.43-44). Lui qui finira par boire toute la rivière, dont le corps sera rivière. Il y a de l’impermanence dans cette parole d’ailleurs ; elle s’inscrit dans la discontinuité. Jean Cagnard n’a pas choisi un découpage de son texte en scènes mais en une succession de « temps et autre temps » plus ou moins espacés. La musique elle aussi joue la rupture entre l’instrument et le son qu’il produit. Ainsi l’harmonica du résident a-t-il le son d’une guitare électrique ou celui d’une trompette.
Seuls les objets, au fond, imposent leur présence métaphysique solide et durable, tout au long de la pièce. Ce ne sont pas de simples accessoires d’un décor mais bel et bien des sujets qui parlent en silence, écoutent en silence. La cafetière électrique et le café (« le monde »), liquide du temps qui s’écoule, qui crée aussi la lenteur, tel un sablier (p.11-23-31-42-52), reviennent en leitmotiv. D’autres objets organisent l’espace de la parole entre résident et éducateur : la table, l’assiette, le pot de fleurs, le cep, le stylo, le bloc de papier, la cigarette, les fleurs répandues au sol. Tous à leur façon sont théâtre, en vérité. Ils sont pris en main, déplacés, montrés, mêlés aux dialogues.
Quant à la matière des mots, elle se cherche et se retrouve. Elle se fait tantôt liste, récit, répliques, images. Et le commencement et la fin de la pièce font résonner des onomatopées, des bruits d’ailes sans doute des « flap, flap flap », un ailleurs du sens.
Marie Du Crest
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