Quand les nuages poursuivent les corneilles, Matthias Zschokke (par Grégoire Meschia)
Quand les nuages poursuivent les corneilles, octobre 2018, trad. allemand Isabelle Rüf, 192 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Matthias Zschokke Edition: ZoeMatthias Zschokke aurait-il mieux fait de ne pas écrire ce roman ? C’est du moins ce que dirait la Baronne, personnage fictif dans la pièce fictive qu’aurait aimé jouer Roman, le personnage principal de Quand les nuages poursuivent les corneilles :
« Ah laissez ça, je vous remercie, je pense que ce sur quoi on pourrait écrire des romans entiers, on ferait mieux de ne pas l’écrire, c’est justement ça qui est fatal, nous faisons toujours ce qu’on peut faire au lieu d’essayer autre chose ».
Malgré son prénom, Roman n’est pas le prototype du héros de roman. Sa vie n’a rien d’exceptionnel. Au contraire, elle s’accroche à des menus détails futiles. L’auteur permet souvent au lecteur de rentrer à l’intérieur de son personnage, aux réflexions constantes mais aux actions rares. Octroyant les pleins pouvoirs à l’instance narrative, il joue avec nos attentes et avec la vie de Roman, comme quand il nous fait lire une lettre reçue par Roman, mais que celui-ci oublie d’ouvrir.
La vie de Roman est d’une banalité extraordinaire. Il l’occupe à rédiger des lettres à trois proches qui veulent mettre fin à leurs jours : sa mère, sa tante et son ami B. Essayant tant bien que mal de leur redonner goût à la vie, il prête attention aux petits détails qui n’en valent apparemment pas la peine. Ainsi, il procède tous les jours au même rituel consistant à éviter tel voisin grincheux, à aller prendre son café au même endroit et à ne pouvoir changer de boisson lactée. Sont minutieusement décrits les micro-événements d’une existence routinière dans laquelle semble se répéter inlassablement la même journée. Au milieu du récit, Roman fait même le vœu chaste de « continuer à être le même qu’auparavant », étrange pour le lecteur qui observe que chacune de ses journées suit le même programme jusque-là. Et tous les personnages de la pièce qu’il aimerait faire jouer (qui occupe le dernier quart du livre) font la même commande au serveur : « la même chose », sans qu’on puisse savoir de quoi il s’agit. La répétition du même semble être un rempart contre la fragilité de l’existence. L’exercice est périlleux : se tenir toute sa vie sur un fil sans tomber d’un côté dans la haine de soi, de l’autre dans le culte de soi.
Matthias Zschokke s’intéresse à ce qui n’est pas intéressant. Une démarche paradoxale qu’il déploie tout au long de son roman. Il y réserve une place de choix à la futilité, à ce qui ne brille pas. Les personnages cherchent à « étouffer les étincelles qui jaillissent des agitations quotidiennes », à se préserver de tout événement, à s’écarter des feux des projecteurs. En creux, est alors célébrée l’insignifiance, à qui Milan Kundera a réservé une fête, en 2013. Alors que l’écrivain tchèque en a fait « l’essence de l’existence », le romancier allemand entend démontrer que puisque rien n’a de sens ici-bas alors chaque détail insignifiant de nos vies ordinaires et banales a du sens. Proches du théâtre de l’absurde en même temps que du goût de Tchekhov pour les discussions sans fin, les personnages de la pièce de Roman bavardent sans fin jusqu’à atteindre leur dernier sommeil.
Grégoire Meschia
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