Quand les Impressionnistes s’exposaient, Laurent Manœuvre (par Didier Smal)
Quand les Impressionnistes s’exposaient, Laurent Manœuvre, L’Atelier Contemporain, Histoire de l’art, avril 2024, 256 pages, 28 €
Edition: L'Atelier Contemporain
Dans le cadre des célébrations liées aux cent cinquante ans de l’impressionnisme, du moins de la naissance du mouvement en tant qu’il est nommé, outre que diverses expositions sont organisées, L’Atelier contemporain propose, sous la plume de Laurent Manœuvre, une riche et documentée histoire des huit expositions organisées entre 1874 et 1886 par les protagonistes eux-mêmes du mouvement. Au passage, l’auteur se montre fidèle à cette proclamation émise dans ce qui pourrait être une longue introduction à l’analyse des huit expositions en question : « Réduire les multiples facettes de l’impressionnisme à quelques phares (pour reprendre le mot de Baudelaire), et à la seule peinture, trahit l’histoire de ce mouvement » ; il est donc question, dans Quand les Impressionnistes s’exposaient, de peinture, mais aussi de gravure, d’estampe voire de sculpture – et même de quelques dessins destinés à illustrer l’éphémère L’Impressionnisme, journal d’art.
Pour autant, le présent ouvrage n’est pas une encyclopédie du mouvement, ou du moins n’a pas vertu encyclopédique : en se basant sur une documentation de première main (articles de presse, critiques, correspondances mais aussi catalogues et romans à clé), Manœuvre propose une histoire vivante du mouvement, le montrant… en mouvement. Dans une époque de déflation, où la presse protège les peintres reconnus en s’en prenant à ces jeunes et moins jeunes « Intransigeants », cinquante-huit artistes, pour la plupart refusés par le terrible et obligé jury du Salon, choisissent de s’exposer au fil des ans, au risque des quolibets et de la banqueroute. De ces artistes, l’histoire de l’art a retenu quelques grands noms (Sisley, Manet, Monet, Renoir, Caillebotte, etc.), auxquels Manœuvre accorde bien sûr la prééminence, entre autres dans des choix de propos reproduits, mais les autres noms sont ici mentionnés plus qu’en passant, pour justement montrer la diversité du mouvement.
Il montre aussi l’émergence, sous l’égide du marchand d’art Durand-Ruel, qui frôlera pourtant lui aussi la faillite, d’un art moderne qui rencontre en premier un « succès de scandale » lorsque les artistes essaient de vendre leurs œuvres, mais qui saura se faire au monde moderne : « Les impressionnistes [pour leur seconde exposition] adoptent des méthodes de promotion répandues dans le secteur du spectacle, mais inhabituelles dans le domaine des arts. Des coûts d’impression d’affiches apparaissaient dans les comptes de la première exposition ». C’est la grande force de Manœuvre : en restituant l’impressionnisme dans son époque, tout en montrant que ce mouvement est toujours pertinent aujourd’hui, l’auteur le montre comme un moment-clé de l’histoire de l’art, tant dans la création, ce qui est montré, comment c’est montré, que dans la façon dont les artistes interagissent entre eux et avec le monde de l’art, que ce soit la presse, les galeristes ou les acheteurs. Pour résumer, il y a un avant et un après l’impressionnisme tant pour la peinture que pour ses modalités de vente.
Manœuvre, de façon intelligente, insiste aussi sur les rapports entretenus par l’impressionnisme avec d’autres formes de création artistique, que ce soit le roman, déjà cité ci-dessus, ou la musique. L’on se rend compte, à la lecture de Quand les impressionnistes s’exposaient, que ces peintres avaient des alliés littéraires de renom, de Fénéon à Huysmans, de Duranty à Laforgue, ou encore de Goncourt à Zola – dont le roman L’œuvre, publié en 1886, année de la huitième et ultime exposition organisée par les impressionnistes, sera pourtant ressenti, par Cézanne en particulier et à juste titre, comme une trahison. Il est vrai que les enthousiastes de la première heure s’interrogent sur le devenir du mouvement, à l’image de Huysmans dénonçant « cette impuissance, pour écrire le mot, à élever sur ses pattes une œuvre solide et complète ».
Ces mots sont surprenants, lus en 2024, car aujourd’hui l’impressionnisme est partout célébré, dans toutes ses variantes – et l’on imagine juste que la fronde contre eux s’est cantonnée à quelques articles de Wolf, quelques caricatures et, surtout, la dérision affichée par le journaliste Louis Leroy, nommant un groupe au fond protéiforme de peintres sur foi du titre d’un tableau de l’un d’entre eux, le fameux Impression, soleil levant, de Monet. Il n’en était donc rien, et Manœuvre rend à merveille une époque de luttes, de tensions, parfois entre les peintres eux-mêmes (Caillebotte le généreux avait en fait tendance à vouloir sélectionner ce qui selon lui importait), mais aussi d’exaltations et de, ne l’oublions pas, créativité. Quand les impressionnistes s’exposaient s’affirme donc comme l’indispensable histoire d’un mouvement vu depuis son époque.
Didier Smal
Laurent Manœuvre est ingénieur de recherche au service des musées de France. Il est spécialiste de l’impressionnisme et de l’art contemporain.
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