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Quand les élèves nous élèvent, De nouvelles voix éducatives, Frédéric Miquel (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel 19.08.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, L'Harmattan

Quand les élèves nous élèvent, De nouvelles voix éducatives, Fréderic Miquel, 200 pages, 20,50 €

Edition: L'Harmattan

Quand les élèves nous élèvent, De nouvelles voix éducatives, Frédéric Miquel (par Marc Wetzel)

 

Bien sûr, parfois « les élèves enfoncent ». « Disciples indisciplinés, enfants-rois, empereurs-mineurs, beaucoup n’ont qu’une idée : se frotter à leurs maîtres pour s’éprouver et faire de leur dépouille courbée un piédestal à la gloire de leur immaturité » (p.155). Et « avoir un Bac+5 pour trembler devant un Bac-5 » n’est ni naturel ni souhaitable !

Bien sûr, aussi, seuls les adultes peuvent éduquer ou former les non-adultes, car la raison ne peut naître que d’elle-même (et non de la violence, de la folie et de l’ignorance, qu’elle seule peut cerner et dépasser, comme disait Eric Weil) : l’humanité ne peut compter que sur elle-même pour se renouveler, l’humanité à former dépendant toujours de l’humanité formée. Le développement doit mener à l’autonomie sans pouvoir en partir. « Le portrait de la jeunesse comme une période de soumission n’a donc rien de substantiellement péjoratif dans la mesure où l’inégalité de statut provient de faits et de situations objectivement reconnaissables qui échappent à l’arbitraire d’une volonté de puissance usurpatrice. Bienheureuse éducation ! » (p.127).

Et c’est pourquoi, dit franchement l’auteur (p.128), toute remise en cause des structures éducatives menace potentiellement d’abord la jeunesse ! Mais si l’humanité, dans son principe même, « a besoin d’adultes aimants, engagés, dévoués qui éduquent, instruisent, transmettent un héritage », ces mêmes adultes, assure notre auteur, le seront d’autant plus et mieux que non seulement ils s’instruiront en retour des vies et des esprits qu’ils font se structurer, mais qu’ils sauront et voudront s’élever eux-mêmes des capacités de croître et des talents de comprendre qu’ils auront suggérés et suscités. D’où à la fois ce constat, ce projet et ce rêve :

« Il est souhaitable que les éducateurs autorisent le partage qui les élèvera, cette délégation de responsabilité et d’influence qu’ils n’expérimentent que trop rarement, cette libération réciproque. Ils doivent accepter de se laisser davantage grandir, individuellement et collectivement, par cette part d’eux-mêmes jaillie de leurs corps et qui grandit à leurs côtés » (p.196).

« Que le corps enseignant croisse du corps enseigné ! » dit l’auteur (p.172), mû par une rare confiance, familiale et scolaire, en « l’extraordinaire souffle dont la progéniture peut emplir ses tuteurs pour les élever hors de la terre dans laquelle ils ne sont que trop enracinés, pour les faire doucement léviter » ! Comment, dit l’auteur, prétendre régler des conflits entre élèves sans se laisser appeler par eux à « comprendre leurs représentations initiales et les valeurs auxquelles elles se réfèrent » ? (p.118). Comment assumer, devant son bureau, les disparités psycho-sociales décidément béantes, dérivantes et clivantes, sans en être hissé à considérer que « la présence des personnes les plus faibles est propice et formatrice pour convertir l’indifférenciation générale en attentions singulières » (p.100) ? L’inspecteur Miquel s’entend répondre par des enseignants légitimement dépassés qu’ils ne sont pas des psychologues, et rétorque simplement (p.57) qu’ils le deviennent de fait, qu’ils le veuillent ou non. On ne peut recevoir ainsi des vies multiples sans vouloir bien en être transfiguré !

Mais l’inertie pédagogique s’insinue partout ? Elle est remédiable. « Vous êtes des intellectuels » aime à lancer Frédéric Miquel aux enseignants qu’il rencontre, « continuez à entretenir les réflexes de recherche que vous aviez en tant qu’étudiants ! » (p.37). Et puis, ajoute-t-il ici plaisamment, « la satisfaction offerte par un bon cours envahit l’existence la plus chahutée » (p.57).

Mais l’ascenseur social est en panne ? Peu importe, car nous avons mieux : des escaliers sociaux (car s’élever reste un effort), se croisant comme savoirs précaires et savoirs experts, dans la même exigence de fécondité pour autrui, et la même conviction qu’« on ne réussit jamais authentiquement contre les autres » (p.175). C’est la leçon de Saint-Paul, d’Alain, du dernier Sartre, de Ricoeur : « Une liberté authentique croît de la grandeur accordée à autrui » (p.151).

Mais tout reste finalement suspendu à la bonne foi, la générosité, la lucidité et la « maestria » de l’adulte ? Certes : il est donc d’autant plus important pour celui-ci de « comprendre dans quelles conditions lui-même pourrait être aspiré par ce tourbillon capable de former ses élèves » (p.142), et de se convaincre que « le don sincère renouvelle le donateur ». Oui, décidément, dans l’attention prévenante (et même admirative, dès que cela le mérite) (p.54), se forge le « bonheur d’être peuplé par ses élèves » (p.55) !

Mais les concours d’enseignement peinent à recruter ? Justement : « Si on savait que les élèves vont élever le professeur, il y aurait probablement davantage de candidats aux concours » ! (p.166).

Mais se laisser grandir par ceux qu’on éduque, n’est-ce pas complaisance, démagogie, perte d’autorité et masochisme ? Double réponse : « L’adulte qui se décentre pour dénicher le point de vue du jeune et en percevoir les grandeurs ou les misères, ne déchoit pas, il ouvre un dialogue profondément humain dont chacun, à sa place, va pouvoir bénéficier avec l’autre, toujours avec. Communauté familiale et sociale ont besoin, pour survivre et grandir, de s’ouvrir attentivement à leurs membres les moins autonomes, aux deux extrêmes de la trajectoire humaine » (p.169). Et « en réalité, ce n’est pas parce que les jeunes peuvent influencer positivement la trajectoire de l’adulte que la place hiérarchique de celui-ci en est altérée. Celui qui me bonifie, par définition, ne m’abaisse ni ne me dégrade » (p.126).

Mais les idéaux des Lumières ne sont-ils pas ringards, occidentalocentrés et auto-dissolvants ? L’auteur répond que la tolérance reste la meilleure école de lucidité : « Tous les contresens sont des sens pris par autrui » (p.120) ; que l’appel à la bonne volonté nuit toujours moins que l’ostracisation de la mauvaise : « Ce n’est jamais par la coercition que le bien peut s’imposer durablement » (p.152) ; que la fraternité est moins une étreinte qu’une écoute, celle (p.199) de permettre au prochain de se délester de sa propre part d’ombre pour rayonner utile et juste, pour « laisser prospérer sa lumière à l’air libre » ; que le pluralisme culturel et spirituel est une bénédiction intellectuelle et morale, au sens où « loin d’être un échec, le brouillage appelle un surcroît d’attention et d’empathie » (p.119).

Le mot d’ordre, alors ? Une société n’est fraternisable que par sa jeunesse ; en tout cas, elle ne peut l’être sans elle. « Penser aux talents des jeunes et à la grâce qu’ils ont de métamorphoser leurs éducateurs remplit d’espérance et relativise l’absurdité du monde et sa cruauté, tellement répandues dans les esprits de tous âges » (p.172). La vie est humaine quand elle peut s’inspirer de ce qu’elle engendre, et « la jeunesse peut et doit devenir l’alliée de ceux qui lui ont transmis la vie » (p.196). Et puis surtout, « la jeunesse est contagieuse, les enseignants le savent bien, eux qui grandissent sans cesse de n’en être jamais sortis » (p.42).

Parfois, c’est vrai, l’élévation par les élèves est féroce : on se prend directement le monte-charge sur la nuque (« Les élèves font parfois prendre utilement conscience à des professeurs que ce métier n’est malheureusement pas fait pour eux », p.109). L’inventivité pédagogique a des retours de bâton inattendus : « Quelqu’un m’avait conseillé une technique réputée infaillible : le bâton de parole, que l’on devait tenir pour avoir l’autorisation de s’exprimer. J’étais plutôt satisfait de ce principe, jusqu’à ce qu’un élève ne veuille plus lâcher l’objet et qu’il se mette à frapper ses petits camarades qui voulaient le lui arracher des mains en poussant de grands cris de révolte » (p.113). Quant aux élèves réticents ou hors-normes, l’élévation induite relève plutôt des montagnes russes : « Merci aux élèves réticents qui libèrent des carcans discursifs », mais « s’ajuster aux élèves hors normes est une aubaine inconfortable et salutaire, qui renouvelle et réoriente le regard » (p.116). Et le désordre obscurantiste ou cynique (= « biberonné d’individualisme utilitariste », p.52) de bien des jeunes esprits n’est-il pas accablant ? Oui, mais « ne peut-on interpréter les incivilités scolaires comme le symptôme d’un échec collectif à convertir la fatalité en rampe de lancement » ? (p.49).

La jeunesse, dit l’auteur, « porte la vie ascendante » (p.158). Et elle seule. Nous ne pouvons au mieux qu’expliquer, rectifier, négocier, civiliser les sommets qui l’aimantent. Travailler à leur conquête d’eux-mêmes est notre joyeux devoir. Et aucune élévation, même celle des maîtres par leurs élèves, n’est de tout repos. « L’adulte n’en sortira pas intact, car pour mettre sur un chemin, il faut aussi se déplacer, faire un pas de côté, comme dit cette formule heureuse qui parle de détour et de chorégraphie » (p.165).

On laissera le lecteur découvrir lui-même l’ultime chapitre du livre, consacré à l’élévation en temps de confinement pandémique, impressionnant de vigueur et de justesse (Les parents forcés à domicile de devenir profs ont mieux saisi, dit-il par exemple, page 183, la splendide difficulté du métier !).

Ce petit livre, formidablement écrit et pensé (peu de pédagogues sont aussi poètes, peu de gens de foi sont impartiaux, peu d’érudits sont inventifs, et voici un auteur rare, qui réunit ces qualités), étonnera, instruira, et, franchement, ravira.

 

Marc Wetzel

 

Frédéric Miquel est Inspecteur d’Académie, Inspecteur Pédagogique Régional, Agrégé de Lettres, Docteur ès-Lettres, et Enseignant-chercheur associé au Laboratoire LHUMAIN à l’Université Paul-Valéry, Montpellier 3. Ses poèmes sont publiés dans plusieurs revues. Il est responsable de dispositifs éditoriaux académiques, dont « Ces élèves (qui) nous élèvent ».

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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.