Quand le fleuve gronde, Borden Deal (par Yasmina Mahdi)
Quand le fleuve gronde, Borden Deal, éditions Belfond, juin 2024, trad. Charles B. Mertens, 720 pages, 17 €
Edition: Belfond
Histoire du Tennessee
Quand le fleuve gronde, chef-d’œuvre de Borden Deal (né à Pontotoc dans le Mississippi, en 1922 et mort à Sarasota en Floride en 1985, auteur de vingt et un romans et de plus d’une centaine de nouvelles), narre un épisode de l’histoire du sud des États-Unis des années 1930-1940 – une description géographique, sociologique et poétique du Tennessee, inspirée de faits réels. Le Tennessee est réputé grâce à Memphis, la capitale du rock et Nashville, capitale de la musique country. Le Tennessee a aussi d’énormes ressources minières (charbon, fer, etc.) et possède un taux de croissance hors norme (environ 4% par an) pour un État situé dans le centre des États-Unis.
Le grand écrivain donne à découvrir « un coin de terre bien défini parmi toutes les autres terres, un coin qui porte le nom de David Dunbar, un Indien blanc qui n’était ni cherokee ni chickamauga mais chickasaw ». La famille Dunbar est composée du vieux père invalide, de Matthew fils, veuf, d’Arlis, Knox, Rice, Miss Hattie et Jesse John, marié à Connie.
Cette existence rude mais tranquille, immuable, de cultivateurs de coton et de fermiers forme l’image d’une certaine Amérique, celle des pionniers en communion avec la nature, une sorte de paradis premier. Même durant la Grande Dépression, les Dunbar ont continué à vivre d’une agriculture raisonnée. Néanmoins, le schéma familial est conservateur. Les grands travaux instigués par Franklin Delano Roosevelt durant le New Deal vont saccager les terres des Dunbar et dérégler leur conception de l’existence. L’instance venue des ingénieurs, des bureaucrates est rédhibitoire : « il faut acheter 45.000 autres hectares de terrain ; et ce n’est pas tout : il faut aussi déplacer 1182 familles et déboiser 9720 hectares (…) ».
Et c’est par l’intermédiaire de Crawford Gates, employé par la T.V.A. (la Tennessee Valley Authority), organisme d’État chargé de la construction d’un barrage sur la rivière Tennessee, dans le but d’endiguer ses crues dévastatrices, que l’avis d’expulsion arrive. De plus, Crawford va séduire Artie, qui va l’aimer follement – Crawford Gates est interprété par Montgomery Clift et s’appelle Chuck Glover dans la version filmique d’Elia Kazan, Le Fleuve sauvage, et Artie devient Carole Garth Baldwin, jouée par Lee Remick. Ainsi, le discours de Crawford est celui d’un capitaliste face à Matthew Dunbar, imperturbable, qui refuse l’expropriation. La bétonnisation, la construction d’un barrage, d’une écluse et d’une centrale électrique vont engendrer la déforestation sur des milliers d’hectares. Phénomène qui s’apparente à celui plus ancien des problèmes de la frontière, de la délimitation des terres, de l’acquisition d’immenses ranchs, du passage du bétail et du chemin de fer. Afin d’asseoir l’autorité de l’État, le raisonnement le plus violent est asséné au malheureux Matthew Dunbar : « La propriété peut être condamnée pour le bien commun ; on estime le prix, on vous le paie, et alors il n’est plus à vous ». Allégeance qui va à l’encontre du principe de liberté de l’individu.
Élevée dans la ruralité, Artie Dunbar est aussi imposante que ses homologues masculins : « Elle avait de fortes jambes, les chevilles épaisses, les mollets musclés, et ses cuisses s’élargissaient vers ses hanches comme les flancs d’une jument ». Il y a quelque chose de monolithique dans la morale des Dunbar, de pragmatique et de primaire dans les rapports entre père, fils, filles, époux. Les tâches sont partagées selon le genre, par exemple durant cette scène authentique de la mise à mort du cochon, pratiquée par les hommes : « Pendant ce temps, Arlis et Miss Hattie faisaient le travail qui était toujours réservé aux femmes : penchées sur la bassine d’où s’élevait une odeur nauséabonde, elles enlevaient la graisse qui entourait les intestins, en prenant bien garde de ne pas trouer la peau ; puis elles vidaient les boyaux froids en les faisant glisser dans leurs mains fermées. (…) Il restait aussi la graisse à transformer en lard… aussi un travail de femme ».
Le sang noir du cochon qui coule à flot et l’alcool des contenants brisés qui imbibent le sol préfigurent les terres noyées. Une sorte d’apocalypse par les eaux, masse effrayante débordant du Tennessee, du Mississipi et de l’Ohio, charriant des torrents de boue, menace de tout dévaster sur son passage ; d’où la nécessité de construire ce barrage. Ce drame va révéler le spectre des caractères, de l’homme semi-nomade à celui enraciné dans sa terre, des jeunes pressés de gagner de l’argent et de bénéficier du progrès au hobo meurtri et désabusé, des femmes désireuses d’assumer leur vie sentimentale.
Borden Deal sanctifie le travail agricole et parallèlement compare « la construction d’un barrage » à « une œuvre musicale ». Par ailleurs, la scène du coffre est très émouvante : « Elle avait brodé son nom avec du fil blanc sur chaque paire de culottes. (…) Elle découvrit deux nappes qu’elle-même avait ornées d’une broderie représentant une corbeille de fruits. Elle caressa doucement le motif rugueux, se souvenant des nombreuses heures qu’elle avait passées à travailler dessus (…) Il y avait aussi une ravissante nappe – un peu extravagante – faite de dentelle blanche. Des draps blancs sur lesquels elle avait aussi brodé son nom en bleu dans un des coins ; et des taies d’oreiller également soigneusement brodées. (…) Tout au fond du coffre se trouvait le premier cadeau, la première provision pour l’avenir, la splendide couverture piquée ». Pièces du trousseau célébré dans une sensualité raffinée…
La présence de Thoreau plane sur cet univers verdoyant, luxuriant, sauvage, dans un grand plaidoyer pour la lutte du petit peuple américain, atteint dans son intégrité.
Yasmina Mahdi
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