Quand la parole attend la nuit, Patrick Autréaux (par Pierrette Epsztein)
Quand la parole attend la nuit, Patrick Autréaux, Verdier, août 2019, 176 p. 15 €
Le titre du nouveau roman de Patrick Autréaux, Quand la parole attend la nuit, paru fin août 2019 aux Éditions Verdier, annonce d’emblée l’obscurité de toute formulation dans un texte. En effet, toute tentative d’éclaircissement d’une trajectoire de vie n’est-elle pas une reconstruction dans l’après-coup, toujours plus ou moins déformée par la subjectivité d’un narrateur ?
Dans ce roman aux couleurs multiples, nous sommes conviés par Solal, personnage de fiction qui sera le principal protagoniste de l’ouvrage, à un parcours d’apprentissages où s’entrelacent apprentissage de l’amour et de ses accrocs, apprentissage d’un métier avec son attachement malgré son âpreté et la découverte de soi, la découverte de l’autre dans toute sa complexité, découverte de la nécessité impérieuse de l’écriture. Dans le déroulé des pages, il invite à arpenter avec lui les arcanes nébuleux de son existence. Avec une curiosité en éveil, nous suivons un fil rouge qui nous aspire dans le labyrinthe tumultueux des jours et des nuits de ce personnage sans cesse envahi par le doute. Nous l’escortons dans l’enfilade de ses souvenirs, un souvenir en appelant un autre dans une suite ininterrompue. Nous découvrons avec lui, dans des détails de son existence, la trace des jours enfuis qui persistent et insistent, façon bouleversante de rappeler ce qui l’a ému dans sa vie, tout ce qui frappe sa sensibilité, tout ce qui l’étonne et le questionne.
Tout commence par un amour. Le premier amour, celui qui façonne. L’élu s’appelle Simon. Ils sont tous deux étudiants en médecine. Le narrateur nous avertit d’emblée : « Ils étaient amoureux, amants, clandestins ». Au cours de leur périple amoureux, ils rencontreront leurs familles. Ces rencontres seront souvent décevantes puisque rien ne peut être révélé de leurs vrais penchants. Le temps de leur liaison, ils échangeront tant de moments d’études, tant de richesses communes, tant d’intérêts communs. Mais Solal ne se prive pas de sans cesse se sonder. Dans cet amour illicite, n’a-t-il pas cherché à se délivrer de l’emprise parentale et de sa toxicité, toujours obsédé par la terreur de la dépendance ?
Mais cet amour trop fou, trop absolu, risque aussi de détruire. Et Solal connaîtra la trahison. Le rival c’est Cyril, dont Solal apprendra qu’il est séropositif depuis sept ans et que Simon le lui a caché. Pendant un temps, il se résignera à la vie à trois, toute colère rentrée, submergé en permanence par la peur du conflit qui l’oblige à afficher une factice indifférence. Cette relation, trop émaillée de tourments, finira par une séparation. Les traces sur le corps de Solal persisteront longtemps. « Guérir d’un amour malheureux, c’est peu à peu décontaminer tout ce que l’autre a souillé ou éteint, et Solal s’y attela instinctivement dès leur séparation ».
« De quelle oppressante chrysalide doit-on s’expulser pour atteindre au nouveau ? ».
Après cette rupture, Solal cherchera de multiples refuges pour apaiser son malaise. Longtemps, il connaîtra le désarroi, la déroute, l’attirance pour les débordements. Longtemps il se perdra de vue, s’asservira à l’autre, jusqu’à s’altérer, cherchant l’oubli dans tous les excès, jusqu’à la souillure, l’échappée dans la drogue et les frénésies sexuelles débridées pour étouffer son mal-être. Combien de fois aura-t-il frôlé la chute ? Trop souvent en exil de lui-même, il frôlera la tentation de l’abîme, de l’échec, il sera, un temps, la proie de ses démons sans toutefois accepter de sombrer. Il passera longtemps à chercher sa place. Il trouera des dérivatifs. Il se plongera dans ses études, les nuits de garde, il œuvrera dans le service des urgences. Et les jours défileront et se mêleront aux nuits d’insomnie. Il colmatera ainsi sa souffrance, sa solitude, sa résignation.
Il s’éloignera de Damien, son ami et compagnon d’études, son confident. Il se rapprochera de Lou, la jeune fille qui l’attire mais à laquelle il n’a pas la force de se lier, sauf comme une alliée, une amie dont il se sent proche et qu’il appelle malicieusement « sa pote ». De l’inclination quelle éprouve pour lui, il ne veut rien savoir. Il ne répondra pas à son attente. Il ne peut pas se confronter au sexe féminin. Il ne réussit pas à franchir la barrière qui le rapprocherait de l’autre, absolument différent. La peur est trop grande, la quête de la communion, trop obsédante. Leur relation restera platonique. Devant cet impossible, Lou finira par renoncer. Elle se mariera, elle fondera une famille. Et il saura parfaitement cacher ses émotions de crainte qu’elles ne le submergent, toujours à la poursuite du double, du même, de celui qui lui renverra son image dans un miroir pas trop déformant. Dans ce roman d’éducation, une vie se tisse et des relations se nouent et se dénouent.
Pour se fonder, ne faut-il pas être capable d’accueillir l’oubli ? Toujours se relever et recommencer. Solal finira par devenir le médecin, se consacrera au soin. Il a tout fait pour accéder à ce qu’il souhaitait être et choisira la psychiatrie. Après s’être hasardé au plus loin possible dans sa recherche, un jour, il atteindra le rivage de la tranquillité. Délesté de tout le poids de ses errements dans lesquels il se sera fourvoyé, il s’autorisera à se ménager des jours plus paisibles. Alors, les tempêtes passées, les ombres chassées, viendra l’accalmie.
C’est un autre domaine qui l’appelle et il ne résiste pas à cette requête venue de très loin. Sa planche de salut sera l’écriture, il s’y accroche avec frénésie. Et il entame un nouveau périple au pays des mots. Dans cet espace de solitude consentie, il peut, sans crainte, épancher son mal-être. Sur la surface vierge de la feuille, il aura rendez-vous avec la vie. Il mettra toute son énergie trop longtemps contenue et son talent pour parvenir à trouver sa musique intérieure. Ce roman est aussi celui d’une renaissance.
En Patrick Autréaux, nous devinons un auteur confirmé qui envisage une forme singulière de formuler son propos, un style tout à fait particulier, une esthétique caractéristique, perceptible dans toute son œuvre même si, cette fois, il fait un pas de côté en utilisant le subterfuge de la fiction. En effet, il choisit, cette fois, de déléguer sur Solal, son personnage principal, le soin de fouiller en lui-même pour tenter d’éclaircir ses comportements. Il pourra dépister ses désarrois, ses craintes d’altération face à l’altérité, ses béances, mais aussi ses rêves, sa volonté de changement, son désir de renaissance.
Tout écrivain ne porte-t-il pas en lui une somme de douleurs silencieuses, de fragilités, de frustrations qu’il lui faut assumer ? N’est-ce pas ce qui le pousse vers la nécessité impérieuse de les métamorphoser, de les falsifier, de les déformer, pour tenter d’approcher au plus près du mystère d’une existence et parvenir à l’éclairer un tant soit peu, sans s’y consumer ? N’est-ce pas le seul moyen qui est en son pouvoir pour se séparer de l’ancien.
Ce roman est écrit à la troisième personne. Cela permet à l’auteur, grâce au choix d’un narrateur extérieur à lui, d’observer les événements un peu plus en surplomb. Mais le lecteur qui a suivi un peu le parcours de cet auteur, ne peut s’empêcher de relier cet ouvrage aux précédents. On retrouve dans ses pages la même maîtrise de comment dire, que dire, que taire, le même engouement pour une langue puissante, une lucidité sans complaisance, une inclinaison pour la nuit. Il sait adopter les mots précis, simples, pour démasquer ce qui touche à l’essentiel, ce qui ravine au plus profond. Il connaît l’importance des silences, de la respiration, des blancs, du rythme, qui nécessite parfois la répétition. Il utilise avec virtuosité la question. Sa narration est nourrie de réflexions philosophiques sur la vie, sur son métier ne se privant pas de son esprit critique, sur le rapport à l’autre où s’inscrit l’effacement, sur le rôle de l’écriture qui parfois tremble, hésite. Il ne se prive pas d’émailler son texte de poèmes disséminés au fil des pages où il peut articuler la force et fragilité des mots qui parfois défaillent.
Ce qu’expose Patrick Autréaux dans cet extrait de La Voix écrite, publié il y a deux ans, ne résume-t-il pas toute la visée de son nouveau roman ?
« Il y a peut-être vraiment dans l’existence de chacun un lieu secret d’où l’on part, quand on a quitté toute maison. Pour écrire, il faut d’abord oser se tenir là où tout a tant débordé qu’il n’est plus de toit possible. Cette idée m’habite comme une rengaine. Écrire où ça déborde. C’est ce qui était compliqué, je le constatais à chaque livre. J’ai longtemps cru que l’annonce de mort était un lieu source. La violence nous trompe, ce n’est pas la frayeur qui est une source, mais bien ce qu’elle permet d’effleurer parfois : l’intensité de cette étreinte intérieure, après l’effondrement. C’est la conscience de ce moment d’où je viens. Accompagnée par la conviction très aiguë que j’avais été jusque-là à côté de la vie, que ce qui arrivait me donnait à éprouver, pour la première fois à ce degré, que j’étais vivant ».
Solal est un prénom hébraïque qui signifie « le guide », « celui qui montre la voie ». Cette fresque existentielle est une incitation à affronter nos démons dans un combat permanent entre le désir de vie et la pulsion de mort, à les accepter pour mieux accueillir l’autre en soi. C’est un hymne à la vie dans tous ses aléas.
Pierrette Epsztein
Patrick Autréaux est un écrivain français né à Melun le 14 mars 1968. Parallèlement à des études de médecine et d’anthropologie, il écrit de la poésie et des critiques d’art contemporain avant de publier des récits et des fictions. En 2018 il a été nommé écrivain en résidence pour deux années (writer-in-residence) à Boston University et professeur invité (visiting scholar) au Massachusetts Institue of Technology (MIT). Ses romans ont été distingués par plusieurs prix. Quand la parole attend la nuit inaugure un cycle nouveau dans son travail.
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