Qu'avons-nous fait de nos rêves ?, Jennifer Egan
Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, trad. de l’anglais (USA) par Sylvie Schneiter, 371 pages, 22 €
Ecrivain(s): Jennifer Egan Edition: StockTout d’abord, une envie de dire qu’on a déjà lu ça, que c’est de l’histoire ancienne : les années passées, la fuite du temps, la jeunesse un peu paumée, tatouée, « piercée », droguée, rock’n roll, beaucoup musicienne, les rassemblements de foule, la vie dans une cité sans âme, les rêves broyés, rendant à chacun son anonymat premier. Comment s’appelait-il (elle) déjà ? Refaire sa vie, la revivre à l’envers, avec des incrustations ici ou là, des arrêts sur image plus ou moins longs.
Lincoln, le fils adolescent de Sasha, l’a bien compris qui, fou de rock, apprécie la chanson à l’aune de ses pauses.
C’est l’histoire d’un petit groupe de musiciens adolescents, c’est l’histoire du monde du (show) business, des ratés de la vie, des loupés, des actes manqués, comme ces petits assemblages que fait Sasha, cleptomane, des objets dérobés, pour leur donner une autre vie, une autre chance, comme ces distorsions que fait subir à ses journées la petite fille de Sasha, décomposant et recomposant la vie de sa famille en bulles, en arbres généalogiques, en labyrinthes, en jeux fléchés où questions et réponses se mordent la queue, donnant à entendre qu’on peut tout refaire, une fois fixées les choses. Ou ces SMS dont la langue phonétique s’apprécie aussi en langage des signes : ouvrir les doigts ou les rapprocher, pour s’éloigner du texte ou de l’objet de l’échange, ou le faire venir à soi.
Langage parlé, langage animé, langage muet, langage scandé, il est aussi question de cela, dans ce livre étrange où le temps fait et défait, au rythme d’un métronome, une vie, un couple, une réputation, une histoire.
Mourir seul, solitaire comme Lou, s’expatrier aux confins du désert comme Sasha et Drew, revenir à la scène sur un malentendu comme Scotty après plus de trente ans de trou noir. Mais n’est-ce pas unévénement, ce qui se produit dans l’intervalle ? Fonder une famille ou être à l’origine d’un mythe, n’y être pour personne, au fond.
Lorsque, à la fin du livre, Bernie et Alex se retrouvent devant l’ancien appartement de Sasha :
« Et il y avait ce couplet, toujours le même, qui, au fond, n’était peut-être pas un écho, mais la chanson de la fuite du temps.
la nui bleu
lé ru ke tu voi pa
la chanson ki çen va jamé
Un claquement de talons sur le trottoir déchira le silence. Alex ouvrit brusquement les yeux, puis Bernie et lui se retournèrent, pivotèrent sur leurs talons en réalité, cherchant Sasha dans l’obscurité cendreuse. Or il s’agissait d’une autre jeune fille, nouvelle venue en ville, qui tripotait ses clés » (p.371). Ce n’était pas Elle. Au fond, partir, revenir, c’est égal.
Revenir sur ses pas pour retrouver son souvenir, manquer de ferme propos, en découdre avec soi-même et les aléas de la vie, son élasticité. Vivre comme une étoile, par sa lumière, longtemps après sa disparition.
Il ne faut rien dire de plus, entrer, s’immiscer dans ce livre, de toute urgence.
Anne Morin
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