Pyramides de l’œil, Bruno Sibona (par Patryck Froissart)
Pyramides de l’œil, Editions PhB, mai 2018, 83 pages, 10 €
Ecrivain(s): Bruno Sibona
Bruno Sibona parcourt l’imaginaire, en long, en large, en travers, en hauteur et en profondeur. En ses voyages tous azimuts, bousculant, bouleversant et tordant les aires spatiales et les ères temporelles, il vous entraîne dans un lire-délire extravagant où les éléments, les détails, les informations, vos connaissances de l’Histoire et votre vision du monde se télescopent, entrent en fusion et en fission comme les ions fous, cursifs et frénétiques d’un réacteur nucléaire incontrôlé, puis se réassemblent sous des formes inédites, de la molécule à la galaxie, en un univers totalement recomposé.
Le titre d’un des poèmes illustre parfaitement ce découpage : Cheval et chariot se séparent.
Impressive opération de dissociation…
La vision, évidemment jamais statique, défile comme les images d’un film tournant à toute allure. Elle vous a tantôt un air de pré-apocalypse, tantôt un aspect de la planète d’après la fin de l’homme, où se profile une évolution inversée des espèces animales vers un retour à la matrice marine originelle.
On est abruptement téléporté, de strophe en strophe :
– d’un site de statues maories à des momies mayas,
– des grottes de Dunhuang abritant leurs sarcophages aux « oiseaux du Bouddhisme dans la nuit du plein jour » puis à une procession « de plaques de sel chargée », dirigée par un Osiris vert,
– de l’Atlas à la Montagne Pelée puis de la Terre Promise à la forteresse de Massada,
– d’Hercule à Vulcain en passant par Sarasvati puis, d’un coup de vent, à Alcyon,
– de l’Astragalus sinensis à l’astronome danois Tycho Brahe, puis on tombe sur « un enfant amérindien » pour se retrouver face aux danses japonaises lascives du Byakko-Sha,
– d’Icare en chute à Sainte Pélagie prête à se défenestrer,
– du chant des sirènes au sourire de Mona Lisa,
– de Vénus callipyge à Fanny Hill,
– etc…
Impressionnante accumulation d’associations, d’érudition, d’interculturalité, de références intertextuelles.
La langue est ici ou là expressément crue, les images sont parfois violentes, nombre de scènes représentent les pires chaos, maints tableaux de groupes auraient pu être brossés par Jérôme Bosch alors que d’autres font penser à Goya (lequel surgit en personne à un détour du texte), certaines traversées évoquent irrésistiblement les pérégrinations d’Orphée dans les Enfers dantesques (Dante apparaissant lui-même comme « personnage » rencontré par le poète au hasard de ses propres voyages dans les limbes de l’imaginaire).
L’une des compositions les plus saisissantes est sans aucun doute celle qui a pour fondement l’histoire, et la légende revue, mise en scène et rendue célèbre par Byron, d’Ivan Mazeppa, ce jeune page de la cour du roi Jean II Casimir Vasa, condamné au motif d’avoir eu une relation intime avec la comtesse Théréza, à être attaché nu, le corps couvert de goudron, sur un cheval fou lancé au travers des steppes ukrainiennes. Or, l’énergie du cheval semble inépuisable, et le supplice en conséquence interminable.
On ne peut que partager, cœur battant, l’intensité romantique des onze épisodes de ce conte poétique dont le rythme narratif résonnant de bruit, de fureur et de désespérance exprime de manière saisissante le cours tumultueux du galop qui emporte le personnage vers ce qui semble inéluctable.
Le cheval fuit l’incendie que ses sabots allument.
Né des pleurs en rouleaux d’un Mazeppa brisé,
Il traîne le char flambant la douleur de Mazeppa.
Il vole les paroles de Mazeppa la gorge bloquée ;
Il est le savoir suffoqué par Mazeppa les yeux perdus,
Et jamais ne s’épuise…(Le cheval de Mazeppa se consume)
Le cheval, figure de la fougue, icône des champs de bataille, est un personnage récurrent dans le recueil, parfois remplacé par le centaure, voire par le dragon. Le poète invite nommément Géricault dans sa galerie.
Voici donc de nouveau les grandes vagues qui s’avancent, les charges de cavalerie et les hoplites qui beuglent.
Les centaures avaient bien trop bu de vin pur et voulurent enlever les femmes au banquet de Pirithoos. Les voilà qui se piétinent le sexe (Dionysos part one).
S’il en est l’élément principal, le cheval n’est toutefois qu’un des habitants du riche bestiaire qui s’agite sans répit tout au long du recueil.
L’ouvrage comporte d’ailleurs une pièce en quatre actes intitulée précisément Quatre bestiaires : Bestiaire de l’anguille, Bestiaire de la chauve-souris, et, plus étonnamment, Bestiaire de la Tête de Mort et… Bestiaire du cerf-volant, et s’achève sur une mise en miroir en négatif de l’espèce humaine :
Nous vivons là, pélages, flottant sur cette ligne urbaine
Où il n’y a ni fond et la surface si haute que presque rien
Ne démarque d’un marbre de cheminée devant le miroir nos visages
De coloquintes habitant un crâne de mouflon entre deux eaux
Sachant qu’il faut bien ici contenir le plaisir de citer ces fulgurances, allons, assistons à une ultime explosion, comme l’est le bouquet final des feux d’artifices :
J’ai regardé par-dessus la rambarde. Ils dépeçaient
Le taureau que les chevaux venaient juste d’emporter
Hors du croissant. Le sang de la traînée, la fête avinée,
Le temps du sacrifice fusaient comme des météores.
Les lecteurs intéressés savoureront à leur gré l’ensemble du cocktail.
Patryck Froissart
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