Pussyboy, Patrick Autréaux (par Pierrette Epsztein)
Pussyboy, Patrick Autréaux, éditions Verdier, mars 2021, 128 pages, 14 €
En regardant la photo du bandeau qui entoure la couverture du livre de Patrick Autréaux, Pussyboy, le lecteur qui s’attend à découvrir un roman pornographique sera étonné de ne pas s’y reconnaître. Le libertin esthète, qui compte discerner dans ce récit un livre érotique qu’on conserve précieusement à l’abri pour quelques privilégiés et qu’on dévoile comme un trésor précieux, sera déconcerté.
Certes, il y a bien dans ce roman une intrigue. Le narrateur de ce récit nous introduit dans une rencontre hasardeuse entre deux garçons qu’au départ tout oppose et que rien ne laissait prévoir. Toute l’histoire se déroule dans un huis-clos, « une grotte », soigneusement entretenu, qui préserve les deux partenaires de toute intrusion intempestive. Elle risquerait de détruire leur intimité. Quand l’extérieur intervient, c’est pour que l’un des deux retrouve un espace de respiration, une échappée vive qui permet au narrateur d’accepter d’autant mieux le retour vers ce qui l’attire comme un aimant. Dans une chorégraphie savante, le narrateur s’érige en maître de ballet. Son danseur étoile, Zakaria, porte un prénom, qui évoque l’ailleurs, le lointain, le différent.
De son passé à lui, nous apprenons peu de choses. Nous saurons juste qu’il est enfant de l’exil, originaire d’Algérie, ce pays qui a connu une histoire trouble et sanglante. Son présent reste une énigme. Souvent, il s’invente une existence que jamais le narrateur ne cherche à vérifier. Celui qui devrait être le maître se plie à ses apparitions-disparitions sans en chercher la raison. Il sait que c’est parfaitement inutile. Zakaria ne lui fournira aucune explication. « Cette fois, il était bien là. Pour deux ou trois heures, ou pour la nuit. Il était bien là ». Zakaria débarque souvent à l’improviste, prévient au dernier moment ou même se décommande sans éclaircissement. Dans l’appartement de son maître, compagnon de bacchanale, il entre tranquillement, s’installe, sans aucune gêne, met en place d’étranges rituels immuables allant jusqu’à lui demander de se bander les yeux. Et la danse dionysiaque commence d’emblée, sans préliminaire sauf la tasse de thé au jasmin qui ouvre le ballet comme un rituel. Celle-ci commence par un lent cérémonial de déshabillage et se poursuit par la jonction des peaux. Zakaria acceptera-t-il de tenir jusqu’au bout la place de comparse consentant ? Parfois, les rôles s’inversent et les corps de fondent et se confondent jusqu’à se coaguler dans cette une méli mélodie jubilatoire. Nous participons, en observateur, à cette enivrante chorégraphie des corps, cette exaltation de tous les sens où les repères chavirent, où les positions vacillent, où des glissements s’opèrent et nous font tanguer. C’est la fusion confusion des genres et des sexes. Amant-amour-amitié, comment nommer le sentiment qui lie ces deux êtres au plus près de leur vérité ?
« J’étais l’amant du secret, chez qui il venait se reposer, baiser en paix, trouver parfois refuge… Notre relation n’a ressemblé à aucune autre de celles que j’avais connues alors, ni n’ai connues depuis. Elle était boiteuse, souvent insatisfaisante et l’est restée. Il échouait chez moi plutôt qu’il n’y venait comme s’il était pourchassé par des préoccupations incessantes… Comme il me tirait de ma vie, je le mettais entre parenthèses de la mienne ».
Et si boucher tous les orifices d’un corps en les explorant jusqu’au paroxysme était une ruse pour colmater les brèches de blessures d’enfance refoulées ? L’auteur ne cherche-t-il pas à saisir, en Zakaria, un miroir pour y discerner son propre reflet un peu flouté ?
De cette situation, émerge chez le maître-narrateur une lente remontée du temps jusqu’à l’enfance. Et se lèvent des souvenirs enfouis au plus profond de son être. C’est là que réapparaît la figure tutélaire du grand-père. Un plein après-midi, celui-ci surprend son petit-fils dans une position inconvenante que d’habitude on pratique dans son lit, caché par l’obscurité de la nuit. Le jeune adolescent rougit de honte, le grand-père lui se contente d’un regard sans mot qui montre qu’il a compris. Thomas Bernhard, dans Un enfant, nous le rappelle : « Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement… nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène… Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir… Mon grand-père me sauva du morne abrutissement et de la puanteur désolée de la tragédie de notre monde… Il me tira suffisamment tôt du bourbier universel non sans un processus douloureux de correction, heureusement la tête en premier, puis le reste du corps. Il dirigea mon attention suffisamment tôt mais effectivement il fut le seul à l’avoir dirigée, sur le fait que l’homme a une tête et sur ce que cela signifie. Sur le fait qu’en plus de sa capacité de marcher, la capacité de penser doit commencer aussitôt que possible ». Cette phrase est un véritable sauf-conduit que le narrateur utilisera pour mener une existence choisie. Les deux protagonistes s’installent dans deux postures opposées. Si le narrateur accepte d’assumer ce qu’il est en toute lucidité, Zakaria, lui, choisira de trouver une position plus rassurante, plus confortable peut-être. Il cherchera un autre maître, un père spirituel suprême qui le guidera vers le reniement de ce qu’il a été et le mènera, croit-il, vers la rédemption. Un retour vers les origines ? Un repli dans sa communauté ? Mais quel sera le prix à payer ? Et ce sera le probable détachement. Des mois passèrent. Un jour : « J’t’appelle, dit-il. Je souris et lance avec un peu d’ironie : Inch Allah ! Inch Allah, répond-il. Dieu décide de tout, c’est bien connu ».
Dans Pussyboy, Patrick Autréaux ne recherche aucunement l’exhibitionnisme, toute quête de voyeurisme est exclue. Seule l’énonciation très économe nous impose une lecture atypique. Ce roman dépose sur la page une place de parole, la place de quelqu’un qui se parle à lui-même, face à un autre qui parle peu. « Son discours n’existe jamais que par bouffées de langage, qui lui viennent au gré des circonstances infimes, aléatoires ». Roland Barthes nous le confirme dans son ouvrage Fragments d’un discours amoureux. Et c’est bien de cela dont il est question dans Pussyboy. « Alors, je commence. J’écris ce qui fait taire et ensuite bourgeonner le langage ». Des corps de garçons sont surpris dans un corps à corps qui les déborde et dont ils ne sont pas maîtres. Ils pratiquent un véritable dialogue des corps que Patrick Autréaux nous fait entendre dans une écriture buissonnière. Et c’est dans cette écriture économe de tout lyrisme, de tout romantisme, que l’auteur va tenter de nous la faire entendre par un jeu ingénieux qui se joue de toutes les marottes qui parcourt l’écriture contemporaine. Son ouvrage est peuplé de trouvailles espiègles, d’astuces déconcertantes. Pour cela, il se sert audacieusement de l’intertextualité. Il multiplie les références multiculturelles, il emprunte allégrement tout un héritage culturel qui traverse les siècles, s’appropriant tout autant certains textes sacrés que des textes profanes. Il emprunte également à la peinture.
Pour mettre en relief certains passages essentiels, il choisit d’utiliser des typographies différentes, des dispositions hétérogènes dans la mise en page, il varie les formes et les genres, sautant sans transition de la prose à la poésie, allant jusqu’à parodier l’écriture inclusive pour mieux exprimer une troublante confusion des sexes et des genres dans un va et vient constant entre l’altérité et l’altération laissant ainsi le lecteur déconcerté. Pour mettre en relief certains passages essentiels, il choisit d’utiliser des typographies différentes, et même sa deuxième langue : l’anglais, il évolue dans des styles composites, passant du langage cru à une langue soignée. Il varie les pronoms personnels pour, parfois, mettre le lecteur à distance et parfois, l’inclure dans sa réflexion. En effet, son roman est constellé de phrases interrogatives.
« On aime croire que tout commence par une rencontre. Mais pendant ces heures, jours ou années qui rêvassaient, se languissaient et s’éparpillaient, qu’y avait-il ? Une préfiguration de ce qui adviendrait ? Une annonciation et une attente de l’improbable ?… Plus qu’un dérèglement, je cherchais l’extinction du langage ».
Dans Pussyboy, Patrick Autréaux dérange les mœurs si confortables des bien-pensants. Ne cherche-t-il pas ainsi à nous transmettre une expérience singulière dans une enquête intérieure qui bien souvent nous désarçonne ? Sa visée est peut-être de nous engager à traverser les frontières de la bienséance imposée, à déplacer les lignes de la norme qui nous évite de nous enfermer dans nos préjugés. Nous pourrions parler d’un livre de la subversion puisque l’auteur, par ses pratiques, pose ainsi un regard politique lucide sur notre monde.
« Nous préférons souvent la netteté des mensonges au vrai fumant qui vient à nous. Parce que le monstrueux, c’est d’abord la vie qui cherche comme une larve aveugle, fait des écarts, tâtonne, prospecte. C’est d’abord la vie en ses limites, ce qui tente de trouver des formes futures ou simplement ce qui invente sans le savoir un nouveau monde. C’est ce qu’on rencontre quand on plonge dans le détail, quand on quitte les contours préfigurés et moraux de nos représentations. Reconnaître le monstrueux comme la vie, c’est aller haut ou plonger bas, c’est regarder très loin ou de très près ».
Même si certaines scènes s’avèrent osées à certains moments, elles ne sont, en fait, que prétexte à une interrogation plus paradoxale. La force de ce roman est de nous maintenir dans l’équivoque. Sans cesse, il sème le doute en nous. En tant que lecteur, il nous oblige à plus de finesse et de discernement. Le dessein de l’auteur s’engage dans une autre exploration qui se dévoilera au fil des pages dans toutes ses contradictions. Ce récit tente de nous révéler l’infinie complexité de toute relation à l’autre. Patrick Autréaux s’attache à une exploration fine de tous les conflits, les paradoxes qui déchirent l’humain. Même s’il s’agit d’adultes, on pourrait évoquer pour Pussyboy le roman d’apprentissage tel qu’on peut le retrouver chez Stefan Zweig dans La Confusion des sentiments.
Comment accepter d’être soi ? Comment ne pas chercher à tricher avec nos pulsions en nous tournant vers une entité suprême pour éviter de regarder de face toutes nos failles ? N’est-il pas primordial de rencontrer l’autre pour se trouver soi-même ?
L’humain est une énigme à multiples facettes. Alors, nous ne devons certainement pas nous attendre à ce que l’auteur nous suggère une réponse immuable quelle qu’elle soit. La fin reste volontairement ouverte. Le lecteur sera ainsi conduit à chercher, au plus profond de lui-même, la résolution de ses propres paradoxes, de ses propres tiraillements.
Pierrette Epsztein
Patrick Autréaux, né en 1968, a poursuivi des études de médecine et d’anthropologie. Après un combat contre un lymphome diagnostiqué brutalement, qui l’oblige au soin et repos, il reprend son activité de médecin. En 2006, il décide d’arrêter sa pratique de psychiatrie d’urgence pour se consacrer entièrement à l’écriture. Depuis peu, il obtient la double nationalité française et américaine. Il vit maintenant entre Paris et Boston. En dehors de ses romans, Il rédige de temps en temps des articles pour des revues et des journaux. Il sera en résidence d’auteur à la maison Julien Gracq en mai et juin 2021.
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