Purple America, Rick Moody
Purple America, Rick Moody, L’Olivier, octobre 2016, trad. anglais (USA) Michel Lederer, 428 pages, 14,90 €
Ecrivain(s): Rick Moody Edition: L'Olivier (Seuil)Dans la famille Raitliffe, il y a le souvenir du père, Allen Hamilton, mort brutalement d’un anévrisme. Il y a la mère, Barbara Ashton Danforth, alias Billie, invalide, atteinte de sclérose en plaques dégénérative. Il y a le fils, Dexter Allen Ashton, alias Hex, bègue et alcoolique, organisateur de soirées mondaines. Il y a le beau-père, Lou Sloane, qui vient d’être licencié de son poste de responsable de la sécurité dans la centrale nucléaire de Millstone.
L’action principale du roman se déroule sur une fin de semaine. Dexter, ayant appris que sa mère vient d’être abandonnée par Lou Sloane, débarque dans la vaste demeure familiale en décrépitude.
Se déroule alors un étrange ballet, fait de va-et-vient et de chassés-croisés dans la région littorale constituant le lieu géographique de l’action, entre la vieille maison, la centrale nucléaire voisine et ses environs, et un restaurant fantomatique à la Bagdad Café où Dexter emmène sa mère et où il retrouve par hasard Jane Ingersoll, une amie de collège perdue de vue depuis des années, qui par pure bonté de cœur l’aide, de façon catastrophique, à soigner l’impotente et qui devient parallèlement, sous l’effet d’une attirance réciproque circonstancielle, ou par pitié, ou simplement pour meubler par l’occasion l’ennui qui l’habite, ou un peu pour tout cela à la fois, sa partenaire d’une relation charnelle infructueuse.
Car ce qui caractérise Jane, mais aussi Dexter et Lou, c’est qu’ils traînent un incommensurable et définitif désabusement, qui se traduit par une inexorable pusillanimité, une lassitude incurable, une perpétuelle nolonté.
Seule Barbara, la mère, sait ce qu’elle veut, et s’y tient : elle demande et redemande à son fils d’abréger ses souffrances, lesquelles sont exprimées sans pudeur, de même que sont décrites avec un réalisme rare, cru, froid, scabreux, les séquences au cours desquelles Dexter doit intervenir pour remédier à l’incontinence de sa mère, la déshabiller, lui changer les couches, lui donner un bain, la rhabiller, moments d’extrême humiliation pour l’une, de gêne violente pour l’autre.
Lou, de son côté, trimballe un double sentiment de culpabilité lié d’une part au fait d’avoir abandonné sa femme dont il ne supportait plus la dégénérescence continue et à celui d’avoir accepté quelques jours plus tôt, en échange de son silence, une retraite dorée proposée par la direction de la centrale de Millstone qui, intrigue sous-jacente, a probablement effectué, après une explosion que les autorités tentent de tenir secrète et à laquelle Lou aurait assisté, un rejet massif d’eau radioactive dans l’océan proche.
« Vous connaissez aussi bien que moi la situation à Millstone. C’est une catastrophe. Nous sommes dans de sales draps. Mais ce que nous voudrions aujourd’hui, Lou, c’est trouver un moyen de tourner la page sur cette regrettable affaire. Je pense que vous voyez où nous voulons en venir, Lou. […] Nous avons l’intention de vous offrir une retraite très généreuse… ».
Tout au long de ces deux jours, Dexter et Lou accumulent les bières et les cocktails divers, le premier en guise d’adjuvants, le second pour « fêter » son limogeage, ce qui exacerbe l’agressivité des relations entre les personnages.
En conséquence, on le devine, l’atmosphère du roman est lourde, sombre, négative, oppressante.
Quelle réponse Dexter donnera-t-il à la prière d’euthanasie que Barbara lui adresse d’une manière de plus en plus insistante tout au cours de l’intrigue ?
Le genre narratif choisi, très particulier, pouvant rappeler à la fois Joyce, Faulkner et Albert Cohen, est lui-même oppressant. Les pensées des protagonistes, leurs actes, le commentaire, le descriptif, les dialogues (souvent non repérés, fondus dans le texte, les changements de locuteur étant alors signalés par l’usage alternatif de l’italique), les points de vue et les focalisations, tout s’enchaîne sans espace de souffle, et les phrases se suivent de façon continue, sans alinéas, comme un fleuve logorrhéique qui charrie irrésistiblement le lecteur et qui contribue à entretenir cette ambiance poignante dans laquelle l’auteur le plonge. La transcription systématique des bégaiements de Dexter accentue encore l’effet de lourdeur.
Pourtant, et c’est là ce qui fait de cette œuvre une réussite, ce filet, cette nasse, aussi étouffante, aussi dense, aussi serrée soit-elle, ne noie pas. On avance, consentant, dans ces eaux troubles.
On assiste à la mise en scène implacable de personnages sans ambition, sans illusion, sans projection, chez qui l’affectif, la notion de devoir, le sens de la solidarité, quand il en reste, se diluent et se dissolvent dans un individualisme total au sein d’une société du mensonge et de la consommation.
L’auteur dresse sans concession le tableau d’une Purple America (l’Amérique, dite profonde, blanche, du parti des Républicains) en décomposition, prenant le contre-pied de l’idéologie fondée sur un individualisme prétendument propre à favoriser la réussite personnelle, mais qui aboutit à un échec social massif.
« Hex éprouve un sentiment de fierté devant son cheese-burger, qui lui évoque les éleveurs de bétail du Far-West, ces libertaires et leurs valeurs traditionnelles, ces “survivalistes” avant la lettre, ces partisans de l’autodéfense, ces gens qui ont dompté la nature, son cheese-burger et les Grandes Plaines, ces plaines et les familles religieuses qui ont débarrassé l’Ouest de la vermine indienne… ».
La menace d’explosion de la centrale nucléaire, dont la possibilité est seulement habilement suggérée, presque en filigrane, ici ou là, au lecteur pour qui elle demeure pourtant prégnante en arrière-plan, pourrait augurer, symboliquement, en relation connotative avec la référence au survivalisme, l’explosion prochaine de la société étasunienne…
Publié en France au moment même de l’élection de Trump, ce réquisitoire menaçant est forcément percutant.
Patryck Froissart
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