Puisque mon coeur est mort, Maïssa Bey
Puisque mon coeur est mort, La Tour-d’Aigues, Editions de l’Aube, 2010, 255 p.- 17,80 € Editions Barzakh, Alger, avril 2010, pour l’Algérie, 184 p.
Ecrivain(s): Maïssa BeyDans la nuit du destin, sur le chemin du retour, un jeune homme est assassiné dans la fleur de l’âge. Il avait à peine vingt ans. Au moment où il s’affale sur le sol, il appelle sa mère : «ya M'ma, ya yemma !» (Ô Mère, ma Mère !).
C’est par cette scène tragique et douloureuse que Maissa, Bey nous introduit dans son dernier roman.
Aïda. Femme. Divorcée. « Sans homme, sans mari ou tuteur légal, ni père ». Enseignant l’Anglais à l’université. Vivant dans un appartement en compagnie de son fils à qui des assassins amnistiés par la loi de la Concorde civile viennent d’ôter la vie.
Douleur. Remords. Culpabilité. Haine. Solitude. Basculement dans la folie. Projet de vengeance. Intention meurtrière…
Mais comment ? Comment ? Comment vivre avec ce vide ? Comment se donner l’illusion de la présence de ce fils unique tant chéri ?
Par l’écriture ! a décidé Aïda. Et chaque jour, la voilà qu'elle « trace sur un cahier d’écolier le chemin – qui la – mène à l’Absent.
« Puisque mon cœur est mort » prend l’allure d’un roman épistolaire dont le corps du récit se présente sous forme d’une longue et émouvante lettre que Aïda écrit à son défunt fils. Le texte ne comporte aucune date. Il est structuré en cinquante titres qui renvoient aux thèmes du roman, désignent des lieux, des personnages, éclairent sur l’état émotionnel de la protagoniste qui, en écrivant au temps présent, dans un style direct, endosse le rôle de narratrice homodiégétique. En jouant le premier rôle, Aïda émerge comme l’héroïne principale de cette histoire à travers laquelle elle livre un point de vue interne et subjectif, confiant aux lecteurs/trices ses colères, ses frustrations, ses sensations, sa révolte, ses desseins qu’elle grave dans ce cahier qui a une fonction structurante.
Dans le schéma de communication qu’elle instaure avec son fils Nadir dont le prénom n’est révélé qu’au moment du dénouement de l’histoire, comme si elle s’interdisait de prononcer son nom, l’émetteur représenté par le personnage de Aïda est vivant et réel. Le récepteur, le défunt fils, est absent physiquement mais omniprésent symboliquement. Même s’il joue le rôle d’un personnage principal, il n’a d’existence réelle que dans la tête de cette mère meurtrie, blessée au plus profond de son être pour qui l’écriture a une double fonction.
Primo, les mots extirpés de ses entrailles qu’elle consigne quotidiennement sur les feuilles de ce cahier-confessoir jouent le rôle d’un cordon ombilical par lequel elle entretient le lien avec son fils et le maintient en vie.
Pour la narratrice qui se balance "d’avant en arrière, comme si elle voulait bercer - sa - douleur", le deuil relève de l’ordre de l’impossible. La présence imaginaire du fils permet à Aïda de rendre réelle sa présence si illusoire soit-elle !
Secundo, l’écriture est le moyen pour Aïda de se maintenir en vie, le temps de réaliser son projet qu’elle tient secret tout au long de l’intrigue jusqu’au moment où elle se retrouve confrontée à un revirement de situation qui donne lieu à une catastrophe qu’aucun des personnages ne pouvait éviter.
Dès le premier jour, elle informe son fils de la raison qui motive son recours à la correspondance : "Je t’écris parce que j’ai décidé de vivre, de partager avec toi chaque instant de ma vie", lui écrit-elle.
C’est ainsi que tous les jours, elle écrit, lui fait des révélations, lui parle : de lui, d’elle, du meurtre, de la photo de l’assassin, de ses bourreaux, ces "repentis, ces protégés par les nouvelles lois leur garantissant l’impunité et - qui- ont quitté les maquis pour réintégrer la vie normale", de la société, du pays, des traditions, de sa vie de femme, de ses frustrations, de ses rancoeurs, de ses renoncements, de ses lâchetés, de ses compromissions, de ses mensonges, de la religion, des voisins, de la famille et de tous les autres avec qui elle a interrompu toute relation. Car désormais Aïda est devenue une femme qui pense et agit en figure libre.
Mais si la mort de son fils l’a "déliée de tout ce qui - la ligotait -et a- aboli tous les interdits", c’est par l’entremise de l’écriture qui joue un rôle essentiellement épuratif et édifiant qu’elle trace son inconscient sur les pages blanches. Car en écrivant, cette femme se libère de ses pulsions, de ses émotions, de ses passions, de ses angoisses. En gravant sa douleur sur les lignes du cahier, elle parvient à une purification émotionnelle. C’est ainsi que le chapelet de mots, de verbes, de phrases qu’elle déverse sur le cahier d’écolier prend l’allure d’un cri et d’une délivrance qui lui permet d’objectiver sa douleur et de rappeler à la conscience tout ce qu’elle a refoulé et a été réprimé par la loi et la tradition.
Ce face à face avec son fils absent qui est en quelque sorte son propre miroir va permettre à Aïda d’oser une incursion dans son for intérieur pour se retrouver sur un terrain qu’elle avait "préservé de toutes fouilles archéologiques."
Pendant toute cette période, elle va écrire, gratter, fouiller, déterrer, inscrire, classer, graver... C’est alors qu’elle interroge l’histoire de son pays, sa propre histoire, son comportement conformiste, son silence, son acceptation des traditions qui contrôlent et inhibent et des lois imposées par des autruis censeurs et dominateurs : "toute ma vie pourrait se résumer dans l’effort qu’il me fallait faire pour jouer sans fausse note mon rôle, celui que m’assignaient ma naissance, mon statut de femme, mais aussi mes choix...", écrit-elle sobrement à son fils.
Par ailleurs, le huis-clos intimiste de Aïda sur son affliction va inciter le je à opérer un déplacement vers le nous, c’est-à-dire les malheurs collectifs et les douleurs silencieuses, négligées, oubliées voire aveugles des autres femmes qui comme elle, viennent chaque jour au cimetière se recueillir sur la sépulture d’un de leurs proches. Et au fil des jours, elle va nouer avec ces femmes "éprouvées mais aguerries par la misère, accoutumées à l’injustice et aux épreuves" des liens basés sur le partage, la compassion, la solidarité...
Mais Aïda ne passe pas tout son temps à écrire et à se recueillir sur la tombe de son fils. Malgré la douleur, l’impossible deuil et sa détermination de s’isoler de son entourage, elle trouve encore la force de nourrir des ambitions hélas meurtrières. Car pour cette femme, seule la loi du talion pourra l’aider à trouver la paix. Mais voilà qu’au moment venu les événements sont déviés de leur cours. Voilà que l’imprévu et l’irréparable s’imposent à cette femme-courage comme une fatalité.
Et dans le silence imposant, la voix éplorée d’une mère qui balbutie des mots rendant compte de l’irrémédiable... «C’est lui, c’est lui qui a détourné ma main... son corps qui s’effondre. Ya M’ma ! Ya yemma ! Mes mains sont tâchées de sang. ... C’est moi qui l’ai tué."
Et les portes de la vie se ferment lentement sur le corps de cette mère meurtrie par la mort de son fils et qui, face à l’impunité des autorités se fait justice elle-même. Cette femme qui, toute sa vie a endossé cette identité d’autrui dans une société où les gardes-chiourmes veillent à chaque coin de rue.
À travers ce roman à la fois tragique et serein, Maïssa Bey met en scène la douleur inconsolable d’unemère, de toutes ces mères, de toutes ces femmes anonymes qui pleurent dans le silence et le désespoir la mort d’un enfant, d’un mari, d’un frère, d’une sœur...
La complainte raisonnée de cette auteure dont le roman joue le rôle de porte-voix de ces êtres marqués par le malheur et l’indifférence peut être appréhendée comme le cri de révolte d’une écrivaine à l’écoute des bruissements des cœurs de ces femmes et de ces hommes qui pendant toute une décennie, ont affronté avec beaucoup de courage, d’impuissance et dans le mépris le plus total la violence et son cortège d’assassinats, de morts, de disparus et d’exilés.
Nadia Agsous
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