Psychopathologie sociale du confinement (1) (par Mustapha Saha)
Psychopathologie sociale du confinement
1. Le concert d’applaudissements de quelques voisins en hommage aux infirmières mobilisées en première ligne contre le coronavirus, m’arrache, comme chaque soir à vingt heures, à ma lecture. Rare opportunité de se faire un signe de la main, à travers les fenêtres, entre otages du confinement. Je revisite, pour un nombre de fois que je n’ai pas compté, L’Être et le néant (1943) de Jean-Paul Sartre : « L’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec. Le coefficient d’adversité des choses est tel qu’il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat… Il faudrait nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l’échafaud et qui, entre temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole… ». Et pourtant, « On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous ». Ecrire par exemple, raconter l’épreuve endurée, la transfigurer en création. Les bonnes références apportent, en période de désolation, des jouissances intellectuelles nouvelles, des interrogations vivifiantes, des réflexions tonifiantes. Et s’il ne fallait garder qu’un seul ouvrage pour traverser la crise sanitaire, à supposer qu’on en sorte indemne, ce serait La Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321), incomparable psyché de la condition malheureuse. Le virus est l’enfer, le confinement le purgatoire.
2. Entre écriture, peinture et lecture, le temps s’arrête. Les journées s’écoulent sans traces dans l’agenda. Ainsi en va-t-il de l’enfermement, certains redécouvrent leur vacuité, d’autres retrouvent leur plénitude. Mon livre, Haïm Zafrani, Penseur de la diversité, vient de paraître. Les premières ventes, prometteuses, devaient être suivies d’articles, de reportages, d’entretiens, de signatures, de rencontres, de séminaires. L’exposition de mes peintures au Square de l’Opéra-Louis-Jouvet, entre le théâtre de l’Athénée et le Théâtre Edouard VII, est reportée sine die. Arrivent rythmiquement les annulations pour raison de force majeure. Les excuses circonstancielles, scrupuleuses, précautionneuses, se succèdent comme des résipiscences. Le présent s’écrit à la gomme.
3. Privilège du poète, du philosophe, de tout être doté de bon sens, quand la libre circulation est défendue, quand le temps est suspendu, on pérégrine dans le rêve éveillé, dans la méditation émerveillée, dans les étendues inépuisables de l’imaginaire et de la pensée. Je relis Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre (1763-1852) : « J’ai entrepris et exécuté un voyage de quarante-deux jours autour de ma chambre… Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui !… Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage… Depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à l’assemblée des Notables, depuis le fin fond des enfers jusqu’à la dernière étoile fixe au-delà de la voie lactée, jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large, et tout à loisir, car le temps ne me manque pas plus que l’espace » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre).
4. Les synchronisations thématiques se bousculent dans ma tête. Je ressors des livres, les dépoussière, les réveille. Retrouvailles providentielles. L’événement, obscurci par les projectures médiatiques, s’observe en clair-obscur, dans ses multiples contrastes. Le manuscrit en cours de rédaction se coule dans des bifurcations inattendues. Notre serin Fuji, en liberté dans la maison sauf courts intervalles de confinement dans sa cage, le temps d’ouvrir grandes les fenêtres pour aérations ordinaires, se faufile dans la bibliothèque où il s’est secrètement aménagé des cachettes introuvables. L’intrépide chanteur est capable de passer des heures sans piper un son. Nous l’imaginons, à chaque fois, échappé par une embrasure indécouvrable et tombé dans l’impitoyable bec d’un horrible corbeau. Il arrive que Fuji, dans un envol inopiné, renverse plusieurs livres, qui se retrouvent par terre et me supplient de les rendre à leur tranquille étagère. La gentille remontrance se transforme en gratitude infinie quand saute à mes yeux un titre depuis longtemps recherché. Comment souffrir du confinement quand la compagnie d’un tel ange gardien rappelle à chaque instant qu’il n’est d’autre raison d’être que la nature et la vie qu’elle génère.
5. Etrange parenthèse existentielle. Tout ramène au vocable confinement, hautement anxiogène pour le commun des mortels, qui remue des images de peste, de déliquescence, de dégénérescence, de décrépitude, de détresse solitaire, de morbidité fatale. S’y greffent des idées de disqualification, de relégation, de bannissement. Confinement, du latin confinia, extrême limite d’un territoire, ligne de démarcation, expulsion de l’individu hors de son habitus. Terrible punition collective, assortie de sanctions sévères. Peu de personnes sont mentalement préparées à supporter l’esseulement, le face-à-face avec la part refoulée, la part maudite, le guet-apens de la mort, les idées noires. « Tout le malheur des hommes vient de leur incapacité à demeurer en repos dans une chambre » (Blaise Pascal, Pensées).
6. La formule belliqueuse « Nous sommes en guerre » se répète dans les discours officiels comme un appel de clairon et dans les cerveaux confinés comme une alerte macabre. La loi sur l’état d’urgence sanitaire, calquée sur les sinistres dispositions d’avril 1955 pendant la guerre d’Algérie, donnent des pouvoirs exorbitants à la machine répressive, systématisent la surveillance et le contrôle des individus, interdisent toute manifestation protestataire. Le néo-autoritarisme sévit sans gants, sans masque, sans casaque chirurgicale. L’exception se normalise. La dépression se généralise. Obligations d’auto-séquestration, de séparation, d’invisibilité, de silence, vérifications des emplois de temps, des déplacements, des occupations, couvre-feux, dérogations spéciales, délits de désobéissance, d’insubordination, de refus d’obtempérer, d’outrage à agents publics, gardes à vue, incarcérations, nouvelles sanctions pénales, des mesures extrêmes, adoptées sans débat par les assemblées délégatives. Le gouvernement s’autorise de légiférer par ordonnances, dans l’opacité totale. Se combinent les vieilles méthodes discrétionnaires, les prouesses des nouvelles technologies, les techniques de l’information et de la communication, pour servir exclusivement le néolibéralisme.
7. Le néolibéralisme se prétend la seule organisation fiable, sans alternance et sans alternative. Reviennent en fanfare, sous conduite des technocrates robotisés, le capitalisme sauvage, la transformation de toute chose en marchandise, la réification générale, la métamorphose de l’être en automate téléguidé. Les recettes archaïques s’écoulent dans des emballages technologiques. Les apprentis sorciers des places boursières commandent ouvertement les gouvernements et les instances internationales. L’humaine humanité est anesthésiée à coups d’analgésiques, d’anesthésiques, de neuroleptiques. La société entière est subrepticement psychiatrisée.
8. Le pouvoir politique est la pire drogue inventée par le genre humain. Il change de forme selon les époques, les sociétés, les cultures, il se libéralise, se socialise, se déguise, se modernise, se technologise, se mercatise, se drape d’apparences séductrices, mais garde partout, intrinsèquement, la même nature despotique. « Regarde la bête, lancée dans le monde, courir les honneurs. Vois, avec quelle gravité, elle marche parmi les hommes. La foule s’écarte avec respect et personne ne s’aperçoit qu’elle est toute seule. C’est le moindre souci de la cohue au milieu de laquelle elle se promène de savoir si elle a une âme ou non, si elle pense ou non… Il est rare que l’abomination reconnaisse sa laideur et casse le miroir… En vain les glaces réfléchissent avec une exactitude géométrique la lumière. Au moment où les rayons pénètrent dans l’œil de l’infamie et la peignent telle qu’elle est, l’amour-propre glisse son prisme trompeur entre son image et elle-même, et elle se voit divinité » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre).
9. Les questions sanitaires sont captées comme alibis. Détournements des émotions collectives, des peurs communicatives, des abnégations combatives. Le risque se transforme en menace. L’incertitude se théâtralise. L’épidémie se qualifie de maladie émergente, de malfaisance pernicieuse, invisible, insaisissable, qui mène une guerre asymétrique. La stratégie ne vise plus le traitement des malades, mais l’éradication du spectre patibulaire et, ce faisant, l’expérimentation d’un assujettissement de l’humanité à grande échelle. Le professeur de médecine Marc Gentilini, créateur en 1968 du service des pathologies tropicales et parasitaires à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris, pointe les incohérences du confinement : « Le coronavirus cause des morts, mais sa dramatisation sera encore plus meurtrière. 98% des cas liés au coronavirus sont des cas bénins. Même si la létalité est importante. Même si un mort, c’est toujours de trop. Le macabre décompte quotidien des morts par le directeur général de la santé est inutile et traumatisant. Les conséquences psychiques, sociales du confinement, y compris en termes de morts, seront plus lourdes que les pertes humaines engendrées par le virus ». La tragédie pandémique, ses dévastations spectaculaires, ses ravages apocalyptiques, bouleversent toutes les données planétaires. Mais, leur mise-en-scène politique, à l’échelle mondiale, semble obéir à des scénarios savamment, préliminairement, modélisés. Les éléments de langage, les argumentaires, les mots-clés, les équivoques préméditées, les ambiguïtés concertées, sont trop concordantes pour être de simples coïncidences.
10. Michel Foucault explicite l’articulation entre l’instrumentalisation politique d’une épidémie, l’institution d’un dispositif disciplinaire et la restructuration de l’espace urbain à des fins totalitaires.
« Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les évènements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts, tout cela constitue un modèle. La ville pestiférée…, immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste, c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettent imaginairement dans l’état de nature. Pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvent de l’état de peste » (Michel Foucault, Surveiller et punir, éditions Gallimard, 1975).
11. Des centres de recherche lancent des enquêtes à chaud sur le web pour mesurer l’évolution du vécu émotionnel, affectif, comportemental. Les enquêtes directives, quantitatives, statistiques, consolident les orientations technocratiques sans apporter des solutions pratiques. S’algorithmisent des données en vrac pour alimenter, en études contradictoires, les rhétoriques institutionnelles et les pédanteries médiatiques.
« Le soupçon à l’égard des sens est resté le cœur de l’orgueil scientifique jusqu’à ce qu’il devienne de nos jours une source de malaise. L’ennuyeux est que nous découvrons que la nature se comporte si différemment de ce que nous observons dans les corps visibles et palpables de notre entourage qu’aucun modèle formé d’après nos expériences ne peut jamais être vrai. C’est alors que la liaison indissoluble entre notre pensée et notre perception sensible prend sa revanche, car un modèle qui laisserait l’expérience sensible complètement hors de compte et, par conséquent, serait complètement adéquat à la nature dans l’expérience, est non seulement pratiquement inaccessible, mais même impensable » (Hannah Arendt, La Crise de la culture, éditions Gallimard 1972).
12. Les professions prudentielles tirent désespérément les sonnettes d’alarme. Le concept de prudence, forgé par Aristote, implique la recherche de pratiques inédites, d’actions opérantes, quand les connaissances scientifiques acquises s’avèrent inefficaces face à une situation complexe, inexpérimentée, inexplicable. L’imprévisible se compense par une amplification injustifiable. Les gouvernances politiques dissimulent leurs incompétences sous des démonstrations de force. Se déclare la guerre. Se mobilisent les réserves militaires. Les morts se comptabilisent comme des troupiers tombés sur le champ de bataille. Les personnels soignants sous-équipés, débordés, sont contraints d’effectuer des choix thérapeutiques abominables, des sélections déchirantes. Se délibèrent les méthodes sans discerner les répercussions. En ces temps cataclysmiques, « la nature, indifférente au sort des individus, remet sa robe du printemps et se pare de toute sa beauté autour des cimetières. Les arbres se couvrent de feuilles. Les oiseaux chantent dans les branches. Les abeilles bourdonnent parmi les fleurs. Tout respire la vie dans les séjours des morts… Tous les malheurs de l’humanité ne comptent pour rien dans le grand tout… L’homme n’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs… » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre).
13. Les idées philosophiques, contrairement aux théories scientifiques présumées réfutables, voyagent dans le temps, remontent et redescendent l’histoire, éclairent les problématiques nébuleuses. « Les mystères de la nature sont cachés aux morts comme aux vivants… Dépouillez-vous de ce reste d’esprit de corps que vous avez apporté du séjour des mortels puisque les travaux de mille générations et toutes les découvertes des hommes n’ont pu allonger d’un seul instant leur existence, puisque Charon passe chaque jour une égale quantité d’ombres, ne nous fatiguons pas à défendre un art qui, chez les morts où nous sommes, ne serait pas même utiles aux médecins. Ainsi parlait Hippocrate » (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre). Les familles sont exclues des funérailles. Charon, le nocher des enfers choisit ses passagers sur les berges-frontières, fait payer ses services rubis sur ongle et ne se laisse point attendrir par les lamentations des morts désargentés. Ainsi voit-on des revenants, voilés de noir, errer sur les bords de la Seine, la nuit tombant.
14. La crise sanitaire exacerbe les inégalités sociales. Les parisiens nantis quittent la capitale pour leur propriété champêtre. Selon une statistique d’un opérateur téléphonique, géolocaliseur de tout ce qui bouge et de tout ce qui s’immobilise, informateur accrédité du pouvoir, un million de franciliens ont quitté la région parisienne dans les jours qui ont précédé le confinement. Les beaux quartiers se vident. Les grandes avenues se désertent. Une jeune romancière, gâtée par le succès, invitée à publier son journal du confinement dans un quotidien national, se félicite idiotement de prolonger ses vacances dans sa maison. Le confinement devient campement, surpeuplement, étouffement, bidonvilisation quand la cellule familiale se serre dans un logement réduit. La confiscation des responsabilités individuelles dépossède les êtres d’eux-mêmes. Rien n’est plus mortifère que le sentiment d’impuissance. La honte de devoir décliner une attestation sur l’honneur sur le motif de ses sorties vitales, de se soumettre au contrôle des policiers à chaque coin de rue, rappelle des traumatismes terribles. La réclusion sanitaire multiplie à la longue les fêlures psychiques, les frayeurs anticipatives, les perturbations affectives. Les confinés font l’expérience douloureuse, stigmatisante, du désœuvrement, de la frustration, du découragement, se sentent en décalage avec le monde extérieur, perdent l’intérêt pour les petits plaisirs du quotidien, tombent dans une adynamie insurmontable quand ils n’ont que le téléphone portable, l’ordinateur et la télévision pour échappatoires.
15. Quand Giovanni Boccaccio (1313-1375), dit Boccace, narre, dans le Décaméron, la terrible peste de 1348, ses propos pourraient tout aussi bien se rapporter au Coronavirus : « La science, ni aucune précaution humaine, ne prévalait… quand le fléau déploya ses douloureux effets dans toute leur horreur… De ces choses et de beaucoup d’autres semblables, naquirent diverses peurs et imaginations parmi ceux qui survivaient, et presque tous en arrivaient à ce degré de cruauté d’abandonner et de fuir les malades et tout ce qui leur avait appartenu, et, ce faisant, chacun croyait garantir son propre salut. D’aucuns pensaient que vivre avec modération et se garder de tout excès, était la meilleure manière de résister à un tel fléau. S’étant formés en sociétés, ils vivaient séparés de tous les autres groupes. Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux, usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins, fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer » (Boccace, Le Décaméron, 1350-1354).
16. En décrivant, dans le livre II de La Guerre du Péloponnèse, la peste d’Athènes qui sévit entre 430 et 426 avant J.C, Thucydide signale d’emblée : « Les médecins étaient impuissants, car, ils ignoraient au début la nature de la maladie. Toute science humaine était inefficace. En vain, on multipliait les supplications dans les temples. En vain, on recourait aux oracles. Tout était inutile. Finalement, vaincu par le fléau, on y renonça… On colporta le bruit que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits ». L’humanité bascule, depuis toujours, entre la science et la religion, la connaissance partielle et la croyance transférentielle, la certitude déclamatoire et la résignation rédhibitoire. Les réactions populaires, les frayeurs, les terreurs, les paniques, les fuites des millénaires précédents se reproduisent aujourd’hui à l’identique. Et l’on rejette à chaque fois la faute sur des boucs émissaires. Les chinois, souffre-douleurs désignés d’aujourd’hui, subissent les mêmes procédés discriminatoires, les mêmes regards suspicieux, les mêmes quolibets xénophobes.
17. Thucydide détaille les manifestations cliniques de l’épidémie avec une implacable précision, fournit une méthode narrative reprise par les chroniqueurs depuis deux mille ans. « On était atteint, subitement, sans signe précurseur. On éprouvait de violentes chaleurs à la tête. Les yeux étaient enflammés. Le pharynx et la langue saignaient. La respiration devenait irrégulière… A ces symptômes succédaient l’éternuement et l’enrouement. Peu de temps après, la douleur gagnait la poitrine et s’accompagnait d’une toux violente. Quand le mal s’attaquait à l’estomac, il provoquait des troubles, des souffrances aiguës et toutes sortes d’évacuation de bile. Presque tous les malades étaient pris de hoquets non suivis de vomissements, mais accompagnés de convulsions. Chez les uns, ce hoquet cessait immédiatement, chez d’autres, il durait fort longtemps… La peau était rougeâtre avec des éruptions de phlyctènes et d’ulcères. Le corps était si brûlant qu’il ne supportait pas le contact des vêtements… Les malades restaient nus. Ils se jetaient dans l’eau froide sans être apaisés. Ils étaient tenaillés par la soif. Ils n’étaient pas pour autant soulagés, qu’ils aient beaucoup bu ou peu. Ils ne pouvaient ni dormir, ni se reposer… La plupart mouraient au bout de neuf ou de sept jours, consumés par le feu intérieur… Si l’on dépassait ce stade, le mal descendait dans l’intestin. Une violente ulcération s’y déclarait, accompagnée d’une diarrhée rebelle, qui faisait périr de faiblesse beaucoup de malades… ».
18. « La maladie, impossible à décrire, sévissait avec une violence qui déconcertait la nature humaine… Sans parler de bien d’autres traits secondaires de la maladie, selon le tempérament de chaque malade, telles étaient en général ses caractéristiques… On mourait, soit faute de soins, soit en dépit des soins prodigués. Aucun remède, pour ainsi dire, ne se montra d’une efficacité générale, car cela même qui soulageait l’un, nuisait à l’autre. Aucun tempérament, qu’il fût robuste ou faible, ne résistait au mal… Ce qui était le plus terrible, c’était le découragement qui s’emparait de chacun aux premières attaques. Immédiatement les malades perdaient tout espoir et, loin de résister, s’abandonnaient entièrement. Ils se contaminaient en se soignant réciproquement et mouraient comme des troupeaux. C’est ce qui fit le plus de victimes. Ceux qui, par crainte, évitaient tout contact avec les malades périssaient dans l’abandon. Plusieurs maisons se vidèrent ainsi faute de secours. Ceux qui approchaient les malades périssaient également, surtout ceux qui se piquaient de courage. Mus par un sentiment de l’honneur, ils négligeaient toute précaution. Ils soignaient leurs amis… Ceux, qui avaient échappé à la maladie, se montraient les plus compatissants pour les mourants et les malades, car ils connaissaient déjà le mal et ne craignaient plus rien pour eux-mêmes. En effet, les rechutes n’étaient pas mortelles. Enviés par les autres, dans l’excès de leur bonne fortune présente, ils se laissaient bercer par l’espoir d’échapper à l’avenir à toute maladie… La violence du mal était telle qu’on ne savait plus que devenir. On perdait tout respect pour le divin. Toutes les coutumes, en vigueur auparavant pour entourer les sépultures, étaient bouleversées… » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse).
19. L’idéologie sécuritaire transforme le risque en menace et la prévoyance en privation de liberté. Il n’est pas anodin que la dernière idéologie en vogue soit l’inclusion. La vieille notion coloniale d’intégration ayant épuisé ses effets discriminatoires, c’est le concept inclusion qui prend le relais dans la rhétorique des gouvernances à la mode. Les concepts ne sont jamais neutres. Ils sont les outils de transformation du réel quand ils sont dynamisés par une volonté d’action. Avec l’inclusion, intériorisée comme un signe de progrès social, il s’agit, ni plus ni moins, d’un retour, sous habits neufs, de l’équation obsolète insertion-intégration-assimilation. Se dissimule sous apparence attractive une tentative de revendre une façade ravalée, parée de faux avant-gardisme, la reproduction de la société pyramidale inégalitaire. Il est utile de rappeler, tout d’abord, l’origine du substantif inclusion, du latin inclusio, qui se traduit par emprisonnement, enfermement, avec la même charge sémantique que réclusion. La théorie de l’inclusion sociale se développe dans les pays anglo-saxons comme un ersatz mercatique pour récupérer, dans les minorités ethniques, les enfants surdoués comme serviteurs gratifiés des élites dirigeantes. Le cas du président Barak Obama en est le cas le plus récent et le plus spectaculaire. Il aura servi d’anesthésiant le temps de renverser la vapeur.
20. L’inclusion sociale a été théorisée par le sociologue allemand Niklas Luhmann (1927-1998), dans le cadre des rapports entre individus et système dominant, entre singularités subjectives et structure culturelle cloisonnée, d’où il ressort que les particularités culturelles endogènes et exogènes, notamment l’ethnos et l’habitus des immigrés, doivent s’acculturer, se dépersonnaliser, se couler dans le moule hégémonique, se conformer au fonctionnalisme unidimensionnel. Les critères de cette sélection sociale sont suffisamment éloquents : aisance matérielle, opportunités de développement humain, implication dans les projets régénérateurs de l’ordre établi. Il suffirait ainsi d’assouplir les structures écrasantes, de baliser les trajectoires promotionnelles, de réglementer les plateformes promotionnelles, pour absorber les contradictions institutionnelles et surmonter le dilemme désintégration-continuation.
Mustapha Saha
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