Proust, par Matthieu Gosztola
« [J]e me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur ; puis, sur toutes les parties de son corps, posais ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration d’Albertine ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais pour cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère, pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu’on ne voyait jamais, et qui était si belle » (La Prisonnière).
Proust s’attache à décrire l’humain. L’humain non comme proche, non comme frère, non comme sœur, non comme amie ou amante, mais comme monde, singulier, ayant le visage – peu amène ou amène, composé ou audacieux dans son relâchement – de l’altérité. Oui, l’humain est cette faible musique aux nuances inapprivoisées, pulsation – rendant le son d’une conque marine – née d’un cœur lui-même né des contrées ombreuses, chahutées, du voyage.
Et, ce faisant, Proust prend acte du fait que quelque chose se joue « de l’étanchéité […] entre le dire et le monde », comme ont pu le constater maints auteurs au XIXe siècle (l’auteur de Jean Santeuil naît en 1871) – notamment lors de récits de voyage, ainsi que l’a montré Christine Montalbetti dans Le Voyage,le monde et la bibliothèque.
« [A]ucune description ne peut donner une idée » du « spectacle qu’on […] rencontre à chaque pas », écrit Dumas dans Impressions de voyage en Suisse. « [L]a description la plus minutieuse ne donnerait qu’une bien faible idée » de ce qui s’offre sous les yeux, ajoute Gautier dans Voyage en Espagne. En quoi consiste cet indicible ?
Il est « affaire de vocabulaire », l’impossible étant « un impossible de dénomination », mais ce sont également les « structures du langage dans leur ensemble qui se trouv[e]nt impliquées, parce que les règles de la syntaxe sont différentes de celles du monde, parce que les manifestations phonétiques n’ont rien à voir avec le visible », comme le résume Christine Montalbetti.
« [I]l faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer […] », professe Lamartine dans Voyage en Orient. « Mais comment décrire ces choses-là ? », s’interroge Stendhal. « [E]xprimer comment ? […] avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs », ajoute Lamartine. Il y a certaines « descriptions que la plume ne peut pas transmettre », conclut Dumas.
Envisager architecturalement l’humanité comme un paysage aux multiples recoins qui ne nous est, ne nous sera jamais coutumier, comme une étendue issue de l’altérité que l’on peut arpenter, à la façon du voyage, avec notre propre corps et son cortège de sens (mais en usant d’une distanciation que nul instrument ne saurait raboter), afin que « soudain [l]es yeux » puissent « se dessill[er] » (de barthésienne manière), et, dans le même temps, avoir pleinement conscience du fait que la mise en mots de cette traversée équivaut à, de l’impossible, une mise en acte, telle est la force de Proust. Tel est son prodige.
Matthieu Gosztola
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