Prix de la Vocation 2018, les livres en lice (1) : Nage libre, Boris Bergmann et Les Nougats, Paul Béhergé, par Sylvie Ferrando
Nage libre, Boris Bergmann, Calmann-Lévy, janvier 2018, 308 pages, 18,90 €
Il était une fois Issa, jeune Français malien d’origine, qui habitait la Zone et qui venait de rater son bac. Issa se sent illégitime, ne pas appartenir au groupe, quel qu’il soit. Issa veut sortir du syndrome de l’échec des « fils de Zone » mais n’y parvient pas. Issa est arrivé en France à l’âge de 7 ans, à la « Cité du Parc », au « Bâtiment B, escalier 2, 3eétage, apt 24C. Son équation sans inconnue ».
Il était une fois Elie, le seul et meilleur ami d’Issa, un jeune juif dont la mère était battue par un beau-père cruel, et qui lui aussi venait d’échouer au baccalauréat. Une histoire sombre de banlieue, de losers, de violence et de maltraitance.
De ce contexte peu exaltant, Boris Bergmann fait un récit poétique à souhait, servi par une langue soignée et travaillée ; de ces données brutes il tire une histoire d’amour, d’amitié et de désir charnel. Car la piscine où Issa passe ses journées d’été, dans l’espoir d’obtenir le concours de maître-nageur, devient le décor d’une quête érotico-amoureuse où les corps se meuvent dans l’eau et se donnent du plaisir.
« Issa touche, se fait toucher, se laisse toucher, sent les peaux multicolores se mélanger à la sienne. Il n’est plus métisse. Il n’est plus de la Zone. Il a sué l’eau de la grande peur. Il a dynamité la souche de plomb en son corps. Plus de fatigue. Plus d’inexprimable. Plus de regard oblique ».
La honte de la Zone, où l’on est assigné à résidence, victime de son statut, tout comme les complexes et les timidités, s’atténue peu à peu et finit par disparaître dans cet effort quotidien qu’Issa, au départ accompagné d’Elie, fait pour rendre son corps souple et agile dans le grand bassin.
« Voilà la vraie nature de la Zone mise à nu : un terrain vague pour les petites terreurs, un tribunal pour les différents, un champ de ruines pour les rêveurs, un supermarché pour les croyants ».
A mesure qu’il progresse dans le grand bain et se familiarise avec les vestiaires, Issa tombe amoureux de formes féminines, de chevelures blondes, brunes ou rousses, qu’il caresse du regard ou de la paume, qu’il mord ou embrasse de la bouche. Toutes ces expériences le rendent à la fois fort et humble, courageux et volontaire.
Une histoire de délivrance et de liberté. Une très très belle écriture, gonflée d’images.
Sylvie Ferrando
Boris Bergmann, actuellement pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, a reçu à 15 ans, en 2007, le Prix de Flore des lycéens pour son premier roman Viens là que je te tue ma belle, et a reçu le Prix du Touquet pour Déserteur. Nage libre est son troisième roman.
Sélection du Prix littéraire de la vocation, 2018
Fondation Marcel Bleustein-Blanchet pour la vocation. @FdtVocation
Les Nougats, Paul Béhergé, Buchet-Chastel, mai 2018, 240 pages, 16 €
Il y a dans ce roman des réminiscences fortes des Faux-Monnayeurs d’André Gide, parce qu’on y retrouve les grands frères de Bernard et d’Olivier (eux-mêmes nommés Olivier Labrousse et Paul Montès), et des souvenirs de l’Ecole Normale Supérieure que l’on croirait sortis d’un film d’Arnaud Desplechin, avec pour casting Emmanuel Salinger, Mathieu Amalric et Emmanuelle Devos. Le journal d’Edouard est devenu une succession de cahiers Clairefontaine dans lesquels Paul a consigné ses Petites Collections et Logique de l’être.
Mais cette parodie du roman de Gide est au fond l’histoire d’une rivalité d’auteurs, et une dénonciation masquée de la fabrique des élites intellectuelles qu’est l’ENS : quand on est entré dans cette prestigieuse école, on sait qu’on a des chances de laisser son nom à la postérité et cela brouille les cartes du destin. Paul est « le Mâcheur de Nougats », le génie lésé et méconnu, Olivier l’usurpateur. Les destins de ces Faux-Monnayeurs sont névrotiquement collés, amalgamés, agrégés l’un à l’autre comme deux morceaux de nougats de Montélimar (comme deux Gommes de Robbe-Grillet ?). L’exploration du couple « ami-voleur sournois » verse alors dans le roman de vengeance, vengeance teintée de beaucoup d’humour et d’auto-dérision :
« Rambouillet en vue.
A Rambouillet, je suis quelqu’un.
Quand j’arrive, les gosses courent.
– Voilà l’idiot, voilà l’idiot ! piaillent-ils.
Ils se passent le mot et rapidement, comme des moineaux, ils sont quinze à mes trousses. Je ne suis pas sûr qu’ils connaissent Dostoïevsky, mais ils sont gentils ».
« En attendant la grande conférence d’Olivier, je me suis promené dans New York. J’ai acheté un passe pour le métropolitain et j’ai déambulé toute la journée.
Ma foi, c’est une jolie ville. Un peu plus grande que Poigny.
Un peu curieuse, aussi – je parle notamment des trucs en verre bleu (les tours) qui poussent partout et des plaques d’égout d’où sort de la vapeur ».
En lisant ce livre, on comprend que non seulement écrire est dangereux, mais aussi que la fiction est dangereuse, et qu’il s’agit en fait, dans ce roman à la narration bien conduite, d’une métaphore ironique de l’écriture, de l’autorité auctoriale, de la fausse adéquation personnage-narrateur-auteur, des pièges de l’autofiction, avec les dérives de plagiat et de faussaire, accompagnés des périls qu’engendrent l’accession à la notoriété et l’argent-qui-achète-tout.
Selon Marcel Gauchet « Le droit d’auteur n’est pas un droit de propriété comme les autres. Il est l’un des piliers invisibles de l’espace public et de l’échange des idées ». Le roman tout entier de Paul Béhergé est une vaste reformulation désenchantée de ce concept : les idées appartiennent à tout le monde jusqu’à ce qu’elles soient mises en forme, et à partir de ce moment-là quiconque se les approprie en est l’Auteur.
Sylvie Ferrando
Paul Béhergé, né en 1991 à Rambouillet,a 26 ans et vit à Paris. Les nougatsest son premier roman.
Sélection du Prix littéraire de la vocation, 2018
Fondation Marcel Bleustein-Blanchet pour la vocation. @FdtVocation
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