Prières nocturnes, Santiago Gamboa
Prières nocturnes, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, janvier 2014, 312 p. 20 €
Ecrivain(s): Santiago Gamboa Edition: Métailié
« Le temps, parfois, est un problème de lumière. Avec les années, certaines formes acquièrent une brillance ou, au contraire, se couvrent d’une étrange opacité. Ce sont les mêmes formes, mais elles apparaissent plus vivantes et parfois, parfois seulement, on parvient à les comprendre ».
Le temps a passé… et le Consul-écrivain se remémore dans une chambre de l’hôtel Oriental, à Bangkok, l’histoire de Manuel Manrique et de sa sœur aînée Juana, deux jeunes compatriotes colombiens qui ont définitivement marqué sa propre existence.
Deux jeunes gens, issus d’une famille de la classe moyenne « limite » de Bogotá, et dont les parents sont acquis, comme nombre de colombiens en 2002, aux idées du Président Álvaro Uribe. Deux jeunes gens écœurés par la médiocrité de leurs géniteurs, par la déliquescence de l’intelligentsia colombienne, par l’atmosphère étouffante d’une société scindée artificiellement entre patriotes et terroristes, par la corruption, par la violence et la répression sanglante des ennemis vrais ou inventés d’un pays lancé dans une politique de « sécurité démocratique », dans la guerre contre les FARC et le trafic de stupéfiants. En ces temps de « redressement patriotique », les familles se déchirent, les générations s’opposent, les amitiés se délitent, les libertés individuelles et l’espoir tendent à disparaître.
C’est dans ce contexte que Juana, jeune femme au tempérament trempé, décide, coûte que coûte, de donner à Manuel les moyens de quitter le pays et que guidée par son mentor, le vieux français grabataire Echenoz (sic), homme cultivé et parfaitement cynique, elle devient une Escort-girl de luxe pour rassembler l’argent nécessaire à sa fuite. Mais Juana se volatilise en novembre 2008, avant d’avoir atteint son objectif, laissant seul un frère désemparé qui ne trouve le réconfort qu’auprès des livres, des graffitis, du cinéma d’auteur et des philosophes, en particulier Deleuze, dont il devient un spécialiste. Parti quelques années plus tard sur les traces de sa sœur, il se retrouve enfermé dans la sinistre prison de Bangkwan en Thaïlande, pour un trafic de drogue dont il n’est pas coupable, mais qui peut le faire condamner à la peine de mort. Intervient alors le Consul de Colombie que l’histoire du jeune homme émeut. Il tente de sauver la peau de Manuel, mais surtout reprend à son compte l’enquête sur la disparition de Juana afin de permettre aux jeunes gens de se retrouver enfin.
Prières nocturnes est une histoire d’amour fraternel sur trame de roman noir ; l’histoire de deux jeunes rêveurs qui souhaitent un monde meilleur, vivre libres et heureux, qui seront pourtant rattrapés dans leur quête de bonheur par une réalité sans pitié. Santiago Gamboa articule son récit autour de ses trois personnages principaux, usant de monologues qui entraînent le lecteur de Bogota, à Bangkok, Téhéran, New Delhi et Tokyo. Une énigmatique INTER-NETTE ponctue le récit de digressions et d’anecdotes sur le sexe, la prostitution, l’alcool et la poésie.
La force épistolaire et la puissance narrative de Gamboa s’expriment pleinement dans la relation des années de jeunesse de Manuel et Juana en Colombie. L’ambiance délétère de la présidence d’Álvaro Uribe y est décrite avec maestria, à l’occasion d’une analyse minutieuse, limite chirurgicale, d’une famille de la classe moyenne colombienne. Le personnage du Consul, double littéraire de l’auteur, présente tous les ingrédients des héros de la diplomatie sous les Tropiques. Grand buveur de gin, diplomate désœuvré, homme cultivé, il emprunte quelques traits de personnalité – en plus positif – au Consul de Malcolm Lowry dans le roman Au-dessous du volcan. La plasticité de la prose de Gamboa épouse sans aucune difficulté les changements incessants de narrateurs, changements de tons, de points de vue, changements de lieux. La littérature, présente en permanence sous de nombreuses références explicites, ainsi que la peinture ou le cinéma, sont autant de contrepoints à la cruauté d’une réalité implacable qui se moque des rêves de jeunes idéalistes. D’où, une constante impression de décalage, quel que soit le lieu où l’auteur pose son regard, entre l’art, les préoccupations des écrivains et artistes, les débats intellectuels et le quotidien de héros privés de liberté et victimes soit du commerce international du sexe, soit des dérives de sociétés sécuritaires.
L’impossibilité de changer le monde à coups de plumes ou de pinceaux est aussi, en toile de fond, le sujet de ce roman tendre mais désabusé et finalement assez pessimiste.
Catherine Dutigny/Elsa
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