Présence de la mort, Charles Ferdinand Ramuz
Présence de la mort, Ed. de l’aire, 2009, 160 pages
Ecrivain(s): Charles Ferdinand Ramuz
Voilà un titre qui peut résonner bien étrangement au lendemain du 14 novembre 2015. Un livre dont le contenu est aussi en forte résonance avec la prochaine tenue (au moment où s’écrit cette chronique) d’un sommet international sur le climat à Paris, la COP21.
En 1922, alors qu’il a 44 ans, l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) imagine en effet un récit allégorique qui préfigure d’une certaine façon tout un courant littéraire qui manifestera quelques décennies plus tard une inquiétude prophétique pour notre monde en multipliant les imaginaires apocalyptiques et post-apocalyptiques face aux dérives guerrières ou écologiques qui caractérisent le XXe siècle et ce XXIe balbutiant et déjà tragiquement bégayant. Au départ une anomalie, une rupture dans l’équilibre du monde qui précipite la terre vers le soleil, entraînant un réchauffement sans précédent du climat. Ce qui n’était alors qu’un imaginaire relevant des fantaisies à la Jules Verne ou à la George H. Wells est devenu aujourd’hui une réalité bien trop concrète et palpable aujourd’hui, un processus dont on ne sait plus si on pourra seulement l’arrêter à temps. Sur les fondements scientifiques de la catastrophe, l’auteur ne s’attarde guère, préférant se centrer sur ce qui se passe alors entre les hommes, dans les villages si paisibles qui bordent le lac Léman dont Ramuz a si souvent célébré la beauté dans son œuvre. Et l’allégorie devient alors encore plus inquiétante…
Au départ, personne ne croit à la terrible nouvelle. Il n’y a tout compte fait qu’une sécheresse et une canicule exceptionnelle, sans plus. Et puis, petit à petit, le sentiment de la fin possible s’impose à chacun, libérant les peurs, les égoïsmes, les replis sur soi, sur son territoire, son pays, son village, son hameau. Une société et un monde petit à petit s’effondrent, fondent comme la neige des glaciers, entraînant boue et pierres. Les eaux les plus claires deviennent troubles, opaques, comme l’esprit des humains qui viennent à l’eau du grand lac et y chercher refuge, ne pouvant résister au peu de fraîcheur qu’elle peut encore promettre et délivrer. Une eau qui n’est plus une eau mais plutôt comme une présence de vie, un possible espoir de survie ou d’après. Comme une obscure promesse de fin aussi pour d’autres.
Tout cela pourrait paraître bien d’un autre temps, d’un lyrisme vaguement mystique qui peut faire sourire ou agacer. Mais il y a la plume de Ramuz, son écriture à nulle autre pareille. Il y a force d’un style qui, tout en assumant et revendiquant la grandeur de l’humain, la grandeur de la nature, des montagnes et du lac sur lequel elles semblent veiller, ne cherche ni à séduire, ni à flatter, ni à faire du style. Une écriture qui râpe et accroche la belle langue, la dépouille de ses oripeaux, de ses fanfreluches et de ses rubans. Un phrasé qui cherche les mots, qui entend et creuse les silences. Une écriture bien peu littéraire dans la forme, bien peu académique, bien loin de tout classicisme et de toute convenance. Mais par cela même, une écriture superbement littéraire sur le fond, qui travaille à mettre à jour ce qui se dérobe et que les mots peuvent avoir tant de mal à trouver. Une de ces écritures qui peuvent renouveler plus que la langue : le langage lui-même. Tentative de s’approcher au plus près du monde, des sentiments humains et de la force des choses.
Pour les cinéphiles qui liraient cet article, il y a sans doute quelque chose de semblable au projet cinématographique plus récent de Robert Bresson (1) dans l’œuvre de Ramuz : une recherche de précision sans effets pour éviter la dispersion et espérer toucher au but, au brut, à la matière brute au delà des mots ou des images. Un écrivain d’une exigence et d’une cohérence rare qu’il faut découvrir ou redécouvrir (comme le norvégien Tarjei Vesaas dont il est bien proche dans l’esprit, dans la recherche et parfois dans la forme). Une œuvre à côté de laquelle on peut passer, mais qui pourrait aussi bien ne pas vous rater une fois que vous l’aurez découverte. Une écriture et une œuvre qui peuvent bouleverser une vie de lecteur, nous en sommes convaincu pour en avoir fait l’expérience, nous l’avouons.
Marc Ossorguine
(1) Cf. Notes sur le cinématographe, 1975, Gallimard
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