Préface à ce livre, Stéphane Sangral (par Claire-Neige Jaunet)
Préface à ce livre, Stéphane Sangral , 2019
Ecrivain(s): Stéphane Sangral Edition: Editions Galilée
Préface : texte placé en tête d'un livre (dict.), autrement dit : texte qui précède le texte principal. Ici, confusion des deux ; le texte principal n'est autre que le propos d'une préface : faire apparaître ce qui précède l'écriture d'un texte, ce qui conduit à la décision d'écrire.
Et ici ce qui précède le texte c'est, en premier lieu, l'oeuvre antérieure, les textes déjà écrits. Préface à ce livre est structuré par une phrase qui déjà structurait Des dalles posées sur rien : "Sous la forme l'absence s'enfle et vient le soir / et l'azur épuisé jusqu'au bout du miroir". Le rythme binaire détermine deux parties où chaque mot détermine lui-même un chapitre. L'image même de la dalle est encore sollicitée, car elle habite le fond de la pensée : "aucune dalle d'immanentalité où poser le pied et avancer", "...les quelques dalles qui portent mon écriture jusqu'à son point final." Le silence, si important, si omniprésent, la noyade, le néant, l'impression de tourner en rond... en sont les harmoniques. Le philosophe et le poète y trouvent le langage approprié, en dépit de ses limites : "ce texte est un radeau de fortune".
"Ce livre" n'est donc pas une unité isolée, il est pris dans le flux d'une création qui a commencé, qui se construit depuis des années, et peut-être est-il temps de s'interroger sur les représentations à l'oeuvre dans nos esprits et bien souvent à notre insu ; ces représentations qui "se parasitent les unes les autres", qui constituent "les ruelles brumeuses du psychisme". Il est temps de chercher ce qui se dissimule derrière sa propre voix, puisque "toute voix dissimule un arrière-monde subjectif". Et pour cela explorer les raisons d'écrire, et en particulier d'écrire ce texte-là ; se confronter à des mots qui véhiculent des notions et tenter de saisir ce que l'on y met : l'écriture, la lecture, la liberté, la conscience, le langage, les langues, le rapport aux mots, la communication, le mensonge, l'imaginaire, le réel, la vérité, la pensée, les concepts, les stéréotypes, le symbolisme, l'information, la littérature, l'idéologie, l'art, la science, le dogmatisme, l'histoire, le temps, les contingences, les dichotomies... Inépuisable est la liste des domaines avec lesquels notre réflexion travaille sans toujours savoir ce qu'elle sait exactement, et ce qu'elle ne sait pas. C'est donc le temps des questions, formulées ou suggérées, des "pourquoi", des "comment", des "que" ; questions nombreuses, qui peuvent décourager : "Pourquoi n'ai-je que des questions et jamais de réponses ?". Car ces questions touchent des points sensibles, existentiels : "que cherche-t-on dans l'acte d'écrire ?" ; "comment atteindre l'objectivité ?" ; "pourquoi ai-je le sentiment que le concept de solitude et celui d'écriture sont un seul et même concept ?" ; "Y aura-t-il des points d'intersection entre ma subjectivité et celle du lecteur ?" ... Dans cette quête de sens, pousser les mots dans leurs retranchements peut s'avérer fructueux, soit en les prenant au pied de la lettre (par exemple dans l'expression être hors de soi), soit en leur faisant faire "un pas de côté" : entendre le mot aile dans la séquence j'ai le choix, solliciter les homophonies (maître du sens /mettre du sens ; prétexte / pré-texte...), retrouver un mot caché dans un autre (l'un fini / l'infini ; l'undividu...), créer des mots et jouer avec eux (mépridésirable, désiméprisable).
Avant "ce livre", il y a aussi des rêves. Celui d'écrire "un texte que j'ai longtemps rêvé par le passé", celui de parvenir "à une écriture aussi pure qu'un désir d'écriture". Le besoin d'écrire répond à de multiples souhaits : "un désir de pure textualité", "un désir d'épaissir le fini minuscule des lettres (...) par le concept d'infini", le désir que "seule ma liberté écrive ce texte"... Et ce désir d'écriture s'explique par d'autres désirs : "je cherche une transcendance dans chacun de mes mots", "l'unité est un besoin profond", "j'aimerais, pour sortir du mensonge que sont ma vie et mon oeuvre, les unifier", "je rêve d'abolir toutes mes représentations pour trouver en moi mon être véritable", "ce texte résulte avant tout de ma volonté de comprendre le réel", "mon esprit ne cherche qu'à détruire le toit, les murs et le sol de sa prison" pour que l'univers devienne maison, une maison qu'il faut "repeindre" avec du sens pour se sentir chez soi...
Un livre investi d'une aspiration aussi exigeante est-il réalisable ? Le doute s'invite : "Il est impossible que je puisse l'écrire"... car les mots capables de "dire l'indicible" sont "dans un ailleurs inaccessible à mon écriture". Et les essais successifs pour "toucher le monde sans le penser (...), sans le détériorer de symbolisations" restent insatisfaisants. Parce que "derrière les mots de ce texte-ci, je sens un autre texte palpiter". Le but recule sans cesse : " Je me sens à un cheveu d'écrire véritablement ce que j'ai véritablement l'intention d'écrire".
Un livre impossible ? Et pourtant le livre est là... capable d'exister parce que sa matière et son rythme sont ceux de la vie. C'est un fil qui se déroule, mêlant continuité et transformations. Et comme la vie, le fil de la pensée est mouvement : il cherche, confronte, construit et déconstruit, s'emmêle, se reprend, se bouscule, respire, s'arrête, repart, se corrige, se décourage, se réconforte, s'amuse, se désespère... sans avant ni après, sans "commencement" ni fin : le point final, apposé au signe de l'infini, n'est-il pas de même nature que notre mort, où le fini et l'infini se rencontrent ?
La musique est le langage le plus proche de ce rythme vital, et la composition de Préface à ce livre est comparable à l'écriture musicale. La philosophie et la poésie y deviennent deux modes, au sens musical du terme. Les thèmes passent de l'un à l'autre avec la fluidité d'un legato (écrire / lire / mots / langage / communication ...). Les mots peuvent subir de légères altérations ("m'étiole" / "m'étoile"...). Les propos peuvent subir des renversements comme des accords différemment disposés ("ma parole est plus ou moins le centre fuyant de mon être" / "mon être est plus ou moins le centre fuyant de ma parole") ; ou bien ménager des reprises, avec ou sans variations, qui peuvent être proches ou aussi distantes que des échos. Les changements de police et de mise en page transforment le texte en une partition où les silences, plus ou moins longs, sont matérialisés par des espaces blancs, et où apparaissent des nuances : decrescendo lorsque les phrases, d'une police de plus en plus petite, finissent par se fondre dans le silence ; passage du forte au piano lorsque se côtoient des paragraphes aux caractères de taille différente ; orchestration, polyphonie, lorsque les colonnes, parfois décalées pour suggérer des reliefs de tonalités, remplacent la présentation en pleine page, ou que s'introduisent des italiques ; descente chromatique lorsque tombent des syllabes en une oblique régulière avant de retrouver l'équilibre de la ligne ("Se promener sur ce début de phrase-ci / ci / ci / si / ci / ci / s'y enliser")...
Une préface suppose un après... Et "ce texte roule et tombe dans un Game over. Alors recommencer avec un autre texte" ; "je n'arrêterai ce texte que pour commencer le suivant..." Le plaisir de la musique n'est-il pas dans cette possibilité de réécouter encore et encore et d'entendre à chaque fois une nouvelle harmonie ?
Claire-Neige Jaunet
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