Pourquoi rêver les rêves des autres ? Lettres de mon ailleurs, Fernando Pessoa (par Philippe Leuckx)
Pourquoi rêver les rêves des autres ? Lettres de mon ailleurs, Editions L’Orma, Coll. Les Plis, mars 2020, trad. portugais, Lorenzo Flabbi, 64 pages, 7,95 €
Ecrivain(s): Fernando Pessoa
Sous jaquette en forme d’une lettre à affranchir, la collection propose après des noms tels que Stendhal, Austen, Leopardi, un ensemble de « lettres », signées Pessoa, Alvaro de Campos, adressées à des amis, à Ofélia Queiros (la seule amoureuse), à sa mère, à des éminents occultistes français ou anglophones.
On n’aura jamais fini d’exhumer de la « grande malle » les trésors d’une écriture qui ne fut à peu de choses près jamais publique (mis à part les contributions à des revues « Orpheu », « Presença », deux plaquettes de poèmes en anglais, une publication poétique tardive, Mensagem, un an avant son décès).
Depuis, nombre d’éditions du Livre de l’intranquillité du semi-hétéronyme Bernardo Soares, des poèmes (en Pléiade), chez les éditeurs La Différence et Bourgois… sans compter des plaquettes bibliophiliques (Fata Morgana…)
Récemment, Livre(s) de l’inquiétude.
Voici donc, après les Lettres à la fiancée, des Lettres qui éclairent manifestement des questions cruciales quand on aime Pessoa : l’origine psychologique des hétéronymes ; la construction de l’œuvre ou encore ses lettres d’amour à Ofélia, à deux saisons de leur rencontre (en 1920, puis en 1929 jusqu’à la fin, l’amour ayant fait place à des lettres d’amitié).
Ce petit volume, présenté et traduit par Lorenzo Flabbi, petite merveille bibliophilique, est d’un intérêt majeur : il propose des correspondances qui s’étalent de 1914 (on est déjà en guerre) au tout début de la dernière année de Fernando (janvier 1935).
Le livre s’accompagne d’un répertoire pessoén (liste et biographie express des hétéronymes parmi les plus célèbres), chaque lettre étant introduite précisément.
L’ami Armando Côrtes-Rodrigues recueille, dès 1914, 1915, des témoignages de première main sur la période créatrice de mars 1914, les hétéronymes Ricardo Reis, Alvaro de Campos, et Alberto Caeiro, avec des indications sur l’écriture d’un chacun.
Le 13 janvier 1935, dans une longue lettre à Adolfo Casais Monteiro, bien plus complète et explicite que celles envoyées dès 1914, 1915, Pessoa, dix mois avant sa mort, aborde la naissance du Chevalier de Pas, le premier hétéronyme créé dès l’âge de six ans, et l’aventure de tous les autres. Une biographie accompagne aussi dans ce courrier les trois hétéronymes majeurs. Reis (1887, date de mort inconnue), Caeiro (1887-1915), et Alvaro de Campos (1890-1935), ainsi que des descriptions physiques.
Goûtons ces fragments du génie lisboète :
« Pendant des années, j’ai voyagé afin de recueillir des manières-de-sentir » (19 janvier 1915).
« L’art n’est pas, ainsi que l’a dit Bacon, “l’adjonction de l’homme à la Nature” ; c’est une sensation multipliée par sa propre conscience – multipliée, que ce soit bien clair » (1916).
« Tout le monde pense. Tout le monde sent. Mais tout le monde n’est pas capable de sentir avec la pensée, ou de penser avec l’émotion » (7 août 1923).
« Petite Ophélie, Comme je ne veux pas que tu dises que je ne t’ai pas écrit, car effectivement je ne t’ai pas écrit, je me suis mis à écrire » (29 septembre 1929).
Philippe Leuckx
Fernando Pessoa (1888-1935), génie littéraire portugais. Une œuvre immense, découverte pour l’essentiel dans une malle, riche de plus de 27000 manuscrits, tapuscrits. Citons : Ode maritime ; Bureau de tabac ; Le Livre de l’intranquillité ; Fragments d’un voyage immobile ; etc.
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