Pourquoi je hais l'indifférence, Antonio Gramsci
Pourquoi je hais l’indifférence, traduit de l’italien, préfacé et annoté par Martin Rueff, 2012, 205 p. 8,65 €
Ecrivain(s): Antonio Gramsci Edition: Rivages poche
Lire Gramsci est naturellement un moment important pour la compréhension de l’histoire de la pensée au XXème siècle, de l’histoire du mouvement social et du communisme européen. Et pourtant le bonheur que procure la lecture de ce livre particulier n’a pas grand-chose à voir avec cela. On y trouve rassemblés des textes divers, portant sur les sujets de prédilection d’Antonio Gramsci : les valeurs humaines, la fonction de la culture, les vertus de l’homme privé, la grandeur des humbles. On y trouve surtout une écriture stupéfiante comparée aux grands textes du genre : à la fois très belle et totalement décalée par rapport aux « écrits politiques ». Loin de Lénine, de Mao, du Che, la petite chanson d’Antonio Gramsci fait entendre sa différence radicale.
Point de leçon de socialisme, point de credo révolutionnaire, point de méthode de prise de pouvoir ni de dictature du prolétariat ! Non. Des textes qui parlent de l’amour des hommes et le cœur de Gramsci se confond magnifiquement avec son intelligence. Gramsci aime le genre humain, authentiquement, pas comme « masse » de manœuvre. Il aime les hommes, les femmes du peuple un par un, dans leurs qualités personnelles, leur dévouement, leur labeur, leur humilité. Il aime la morale individuelle, la capacité des humbles à s’entraider, à se soutenir dans la misère, malgré la misère.
L’empathie de Gramsci pour le genre humain prend même parfois des accents pour le moins surprenants venant d’un texte rédigé en 1917, en pleine révolution russe, de la part d’un homme qui sera quelques années plus tard le chef du Parti Communiste Italien. Lisez plutôt :
« Une civilisation nouvelle tire son nom de cet homme. La civilisation nouvelle était une nécessité historique, elle était potentiellement contenue dans la civilisation précédente, mais cet homme a trouvé, il a su exprimer par des mots immortels cette nécessité, il a permis la diffusion de la conscience de cette nécessité et ce faisant il a aidé sa naissance et sa diffusion. Il a lancé dans le monde gréco-romain une idée force : la différence de sang, la différence de race n’est pas source d’inégalité parmi les hommes (…) »
Gramsci, vous l’avez compris, ne fait pas là allusion à Marx ou à Lénine. Il parle de Jésus-Christ en l’inscrivant une fois pour toutes dans la lignée du progrès historique !! Gramsci, socialiste, communiste, et néanmoins chrétien – au moins par sa reconnaissance du Christ.
Cette originalité sans équivalent est probablement à la fois une spécificité gramscienne, sa place unique dans l’histoire de la pensée socialiste, mais c’est aussi une des raisons de la haine farouche qu’Antonio Gramsci a suscitée de son temps de la part de la droite italienne. Avec Gramsci, les fascistes mussoliniens n’avaient pas seulement en face d’eux un idéologue socialiste brillant, ils avaient aussi un homme qui s’inscrivait dans un cadre de référence partagé par le citoyen italien, la culture chrétienne.
La haine de Gramsci est restée fixée pour la postérité dans la phrase du procureur fasciste Isgro qui dit, au moment d’envoyer Gramsci en prison : « nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans »
Et Gramsci nous tresse son apologie des hommes dans un style éblouissant qui, parfois, n’est pas sans rappeler – mais oui – William Shakespeare. Ecoutez cet hommage aux ouvriers défaits de la Fiat le 8 mai 1921 :
« Ils ont résisté pendant un mois. Ils étaient exténués physiquement parce que cela faisait des semaines et des mois que leurs salaires avaient été réduits et ne suffisaient plus au soutien de la famille, et pourtant ils ont résisté pendant un mois. Ils étaient complètement coupés de la nation, submergés par un poids général de fatigue, d’indifférence, d’hostilité, et pourtant ils ont résisté pendant un mois. (…) ils se savaient condamnés à la défaite et pourtant ils ont résisté pendant un mois. »
Relisez la scène 2 de l’acte III du « Jules César » de Shakespeare et le discours d’Antoine ponctué par son « et Brutus est un homme honorable » répété à la fin de chaque phrase. La parenté est frappante.
Grand Antonio Gramsci, par l’âme, la pensée, l’écriture.
Leon-Marc Levy
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