Pour que la mort ne crie pas victoire, Alexis Ruset
Pour que la mort ne crie pas victoire, éd. Zinedi, janvier 2017, 211 pages, 19 €
Ecrivain(s): Alexis RusetAvec ce roman d’Alexis Ruset, le lecteur est plongé dans l’atmosphère trouble et mouvante d’un village situé sur la ligne bleue des Vosges, sur le front-est de la guerre de 14/18, quasiment entre les armées allemande et française dont les mouvements le mettent tantôt sous occupation ennemie tantôt en zone provisoirement libérée.
Le lieu de l’action constitue une scène idéale pour une intrigue qui met aux prises dans le petit village de La Harpaille des protagonistes dont certains profitent de l’état incertain des hostilités dans une guerre qui n’en finit pas de ne pas finir, pour donner libre cours à leurs bas instincts, à leurs jalousies, à leur haine de celui qui ne leur ressemble pas, de celui qui n’est pas « des leurs ».
Car le personnage central est venu de l’Alsace, alors allemande, avant la guerre et, dès son installation dans le village, il a suscité curiosité, moqueries, animosité, suspicion, superstition et répulsion. Il est nain, difforme, il arrive un soir monté sur un grand bouc blanc, il parle un alsacien mâtiné d’allemand, il est accueilli et logé par une vieille femme solitaire elle-même rabougrie, laide et édentée, dont la demeure est à l’extrême bout du village (représentation classique de la sorcière et de son habitation excentrée par rapport à la communauté villageoise) et qui lui loue un cabanon isolé dans la forêt proche. Il a, pour compléter l’archétype, des dons « diaboliques » de guérisseur et de vétérinaire. Le monstre et la sorcière…
Il faut ajouter à cette caractérisation classique le fait que le second adjuvant, Octave, qui se pose en protecteur du petit homme, est le forgeron du village, autre figure traditionnelle de personnage aux pouvoirs magiques.
« Avec son mètre quarante, ses jambes arquées, ses oreilles pointues, des yeux vairons qui se croisent, une barbiche mal fichue, noire et fourchue, le père Fouettard et le croquemitaine pouvaient toujours s’aligner. On ne lui donnait pas d’âge. Il s’exprimait en alsacien, gauchement, en cherchant ses mots et en les estropiant »…
Ce portrait brossé dès le début du livre, auquel s’ajoutent l’attribut complémentaire de ses pouvoirs mystérieux de rebouteux et celui de la compagnie permanente du bouc, assimile immédiatement le petit homme au diable qu’il faut exorciser. La population, dans sa quasi-totalité, trouve tout naturellement, et de manière jubilatoire, en la personne archétypale du petit homme, du « Boche », son souffre-douleur, son bouc émissaire (évidemment), sa victime expiatoire de tous ses travers, de toutes ses lâchetés, de toutes ses tares, de toutes ses querelles intestines et ancestrales, de toutes ses trahisons, de toutes ses compromissions avec l’occupant.
L’auteur enchaîne, dans une atmosphère de concentration haineuse croissante, les scènes qui mènent le village de la simple méfiance initiale à la délation insistante auprès des occupants allemands, lesquels, machiavéliquement manipulés, finissent par condamner à mort le petit homme et par le livrer au lynchage collectif.
Une fois atteint le paroxysme du déchaînement de la violence, une fois le sacrifice rituel accompli, l’auteur entame un second parcours narratif, celui de la vengeance, dont le mécanisme est mis en branle par Octave qui se bat sur le front et qui, patiemment, au rythme de ses permissions, met les principaux responsables en défaut, les dresse les uns contre les autres, jusqu’à les conduire à retourner sur eux-mêmes leur propre méchanceté.
Les événements ainsi se succèdent à un rythme rapide et tiennent le lecteur en haleine jusqu’au dénouement.
La chaîne narrative connaît cependant des pauses qui mettent l’histoire momentanément en suspens sans porter atteinte à l’appétence du lecteur :
– pages décrivant les occupations propres à la vie villageoise de l’époque, dont le réalisme est parfois facétieusement détourné par l’auteur vers des comportements coquins, dans un mélange de Zola et de Marcel Aymé
« Elle savait drôlement y faire pour baratter la crème et en extraire le beurre, manier les faisselles et faire égoutter les fromages. Là c’est elle qui se faisait manier et baratter. Guerite s’était entiché de sa gorge, aussi généreuse, ferme et élastique que les pis d’une génisse »
– tableaux bucoliques, quasiment idylliques, de la nature, des saisons, des travaux champêtres à la mode de George Sand
– histoires d’amours croisées qui se nouent entre Octave et la jeune Gaby d’une part, entre Léa, la sœur d’Octave, et Gaston, compagnon de régiment dudit Octave
– récits des batailles auxquelles participent Octave et Gaston de l’Argonne à Verdun, avec une précision et une proximité de point de vue qui ne sont pas sans évoquer celle de Waterloo racontée par Hugo dans Les Misérables ou vécue par Fabrice dans La Chartreuse de Parme de Stendhal
– lettres du front instituant un récit second à la première personne complétant celui du narrateur principal
– scènes vaudevillesques, mais aussi scènes de polar noir souvent traitées avec humour
Si on ajoute à la variation des chaînons narratifs l’usage ponctuel de régionalismes dans le récit et du dialecte local dans certains dialogues, on comprend qu’on a là un bon roman socio-historique.
L’épilogue se clôt sur le cri de Paul dans l’Epître aux Corinthiens :
« Mort, où est ta victoire ? »
Lointain écho à l’œuvre de Daniel-Rops ?
Patryck Froissart
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