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Pour personne, Cédric Demangeot (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 25.11.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Pour personne, Cédric Demangeot, L’Atelier contemporain, août 2019, ill. Ena Lindenbaur, 128 pages, 20 €

Pour personne, Cédric Demangeot (par Didier Ayres)

 

Qui est le personnage ?

Aborder le livre de Cédric Demangeot se fait par étapes. Tout d’abord tenir et passer la couverture rigide qui enserre le livre, comme on le ferait d’un portail. Puis, en poursuivant, le lecteur accède à la première partie du texte en ayant parcouru les illustrations de l’ouvrage, calligraphies filées en réseaux et nœuds, de Ena Lindenbaur. Viendra en suite la seconde partie, écrite en italique sous forme de journal, du journal d’un héros insaisissable, ce jean personne désigné sans majuscules. Pour ma part, j’ai suivi le fractionnement, les coupures et ruptures allant des textes aux images en m’attachant particulièrement aux lignes du premier mouvement de l’opus. Car j’ai aimé suivre la quête de l’écrivain, quête d’un personnage, avec ces incertitudes entre le vrai écrivain, l’écrivain qui se fond dans un personnage, et le personnage lui-même vrai ou faux.

Qui est-il ? Certes il s’agit d’un jean personne à-demi existant, eu égard à ces majuscules qui ne personnalisent pas une identité. Mais, où est alors le Cédric Demangeot qui habite par intermittence cette dépouille de papier ? est-il contenu par une fiction, un être réel mais qui se dit à moitié, ou un être inventé qui cherche dans sa représentation un état de la vérité ? De fait, il s’agit d’une quête, celle d’une identité de la forme, et si l’on considère que le bord c’est la forme, il y a là bel et bien le dessin d’un dessein : celui de circonscrire un être de fiction, un être de papier valéryen dans les mots et les références d’un inventaire vécu de l’écrivain. D’ailleurs, cette oscillation, cette incertitude dans lesquelles se trouvent le vrai et le faux, que le journal en italique cesse peut-être d’évoquer, restent la question du lecteur qui ne sait décider.

Cela dit, il faut élargir notre périmètre d’investigations. Naturellement, on ne peut oublier la fameuse crise du personnage. On sait qu’il a subi bien des attaques, parfois anciennes et historiques, et qui remontent notamment à L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute. Et encore à cette escorte théorique de l’œuvre de Marguerite Duras, chez laquelle on a voulu voir parfois une théorie de l’indéterminé du personnage. Pour ce qui me concerne, j’y ai décelé un certain pessimisme, proche de celui de Cioran ou de Beckett. Cette recherche assez solitaire, qui ressemble à ce voyage de Xavier de Maistre en son Voyage autour de ma chambre, confine l’acteur principal de cette espèce de roman à une manière de deus ex machina, un démiurge tout puissant sur de petites choses, choses minimes, sans valeurs, juste indicielles. L’écrivain devient alors un énonciateur ironique et peu sociable, comme l’est en un certain genre les Des Esseintes que nous connaissons.

Je pourrais me donner un défi. Par exemple que mon pantin à la fin du récit ne soit plus un pantin mais un homme, avec sa vie et cent vies et plus à sa disposition, comme tout homme mourant. Mais ce défi est ridicule. Mon pantin mort-né ne fera jamais un homme, un bel homme complexe et bête, vivant-mourant avec cette grâce et cette stupidité qui n’appartiennent qu’à lui.

C’est ainsi que ce livre, qui pourrait ressembler à un texte gigogne, n’hésite pas à avancer dans son récit comme en des poupées russes, lesquelles on le sait ouvrent sur le plus petit dénominateur commun, lui-même à l’image, mais réduite, de toutes les autres poupées. La fiction s’élabore par dissipations successives des éléments de certitude. Seul peut-être le « Journal intime » qui clôt le livre dissipe les doutes, mais cela n’est pas assuré dans la première partie de l’ouvrage. Le mystère de ce protagoniste indéterminé, qui vague de la réalité de l’écrivain, à sa propre réalité – ici suspectée de fantaisie – intrigue autant qu’une mystique peu religieuse. Sinon, une mystique de papier.

Dans ce registre, les digressions sur les plantes de l’appartement de l’écrivain sont sujettes à un anthropomorphisme bizarre et presque malsain. Ces végétaux m’ont rappelé un autre texte, celui de Kafka, par l’aspect dérangeant de l’insecte, du cloporte inquiétant de La Métamorphose. En gros, je dirais que tout cela implique une disparition du sujet se traduisant par une écriture qui circule dans le vide de la personne, et qui sait ? dans le néant de la nuit humaine, probablement aussi celle de l’écrivain.

Et ça n’est pas facile. D’être personne et de poursuivre. J’ai une piste pourtant. Peut-être mon bonhomme sans nom saura-t-il l’emprunter, la suivre où elle doit mener. Mais pour ça je sens bien qu’il lui faut un nom, même provisoire, même pour quelques pages seulement. Mettons qu’il réponde à celui de jean personne – quoiqu’il ne réponde que lorsque ça le chante.

Ce livre procure du plaisir, à l’image de celui que se procure un lecteur-détective qui chercherait ce qui se décalque, et ce qui se confond dans l’enquête sur cet homme, ce « personne », ce quiconque, cet individu étrange et insaisissable, ce « personne » indécidable. Donc le plaisir d’une forme dramatique très construite.

 

Didier Ayres

 

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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.