Pour Jean Sénac encore, « poète algérien de graphie française » (par Patrick Abraham)
« Ta lyre et ta toison,
Tes dents où je pirogue,
Tes cuisses où l’avenir s’écrit en jeux poignants »
Jean Sénac, Lauriers du figuier, 1970
Les hasards de rangements dans une bibliothèque nous ont incité à prendre connaissance, avec un retard inexcusable, du numéro ou plutôt du demi-numéro de la revue Europe (1) consacré à Jean Sénac.
Il est toujours heureux que l’on parle de Sénac ; qu’on l’étudie (rendons hommage à Hamid Nacer-Khodja, disparu en 2016, disciple fidèle et postfacier des Œuvres poétiques aux éditions Actes-Sud) ; qu’on réfléchisse aux enjeux non seulement littéraires mais politiques de son parcours. Sénac, né en 1926 à Béni-Saf près d’Oran, est mort en 1973 à Alger (2). Cela fera bientôt cinquante ans. On peut redouter, hélas, que cet anniversaire passe assez inaperçu.
Chacun des contributeurs éclaire l’œuvre sénacienne sous un angle particulier, nous offrant ainsi l’occasion de profitables relectures : Albert Bensoussan et Abdelmadjid Kaouah évoquent la jeunesse algérienne du poète, sa relation complexe à sa terre natale dont il ne se détacha jamais, dont il eût voulu devenir citoyen (il lui arriva de signer « Yahia El Ouahrani »), et ses débuts en littérature sous le double patronage de Camus, qui s’éloigna de lui pendant les « événements », et de Char, qui préfaça son premier recueil chez Gallimard en 1954 ; Guy Dugas (« Sénac hic et nunc », p.193-200) retrace sa trajectoire et montre en quoi il reste aujourd’hui une figure essentielle ; Dominique Combe questionne son rapport à la France et à la langue française ; René de Ceccatty établit des parallèles entre son destin et celui de Pasolini puisqu’ils furent l’un et l’autre assassinés dans des conditions atroces et que ces meurtres demeurent complètement (pour Sénac) ou partiellement (pour Pasolini) inélucidés ; Pierre Rivas (3) (« Métaphysique du sexe », p.225-229) s’interroge sur son « anarchisme érotique », pour nous servir d’une expression inventée par Jean Lorrain, employée par Georges Eekhoud et fort appropriée en la circonstance tant l’écriture de Sénac, véhémente, sexuée en effet comme celle d’Abû Nuwâs, se caractérise par sa charnalité solaire si l’on ose la formule, et tant ses préférences amoureuses, d’abord craintives puis acceptées et libératrices, ont déterminé son engagement durant la guerre d’indépendance, lors de son exil parisien et à son retour en Algérie, avec ses émissions radiophoniques par exemple – jusqu’à leur interdiction par le gouvernement nationaliste et autocratique de Boumédiène ; Kai Krienke (« Jean Sénac outre-Atlantique », p.237-244) s’intéresse à sa réception aux Etats-Unis, où il a enfin été traduit (par Katia Sainson et David Bergman en 2010, puis en 2016 par Jack Hirschman, magnifique poète lui aussi, mort en 2021), et souligne les rapprochements que l’on peut effectuer entre sa parole et celle des écrivains de la Beat Generation, tel le Ginsberg de Howl, ou du mouvement Harlem Renaissance dans un contexte de luttes antiracistes et anticoloniales.
Nous nous souvenons de notre découverte de Sénac à vingt ans ; nous avions rencontré Baudelaire, Rimbaud, Ducasse, Whitman ; Mallarmé, Cavafy et Olivier Larronde, par leur rigueur, leur ascétisme stylistique, leur préciosité économe, contrebalançaient l’influence d’un lyrisme parfois échevelé, mal rasé, débraillé mais toujours généreux et efficace dans ses joies, ses extases, ses colères comme dans la déception postrévolutionnaire des ultimes années. Des strophes nous retinrent, nous troublèrent :
Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au cœur son nom comme un bouquet d’orties
Je partage son lit et marche de ses pas.
Sur les plages l’été camoufle la misère
Et tant d’estomacs creux que le soleil bronza
Dans la ville le soir entrelace au lierre
Le chardon de douleur, cet unique repas (Les Leçons d’Edgard, 9, 1954).
Je suis beau parce que tu bandes
J’aime ton impatience.
Ne fuis pas sous la tente
Seul avec ta main.
Moi aussi je meurs de faim (dérisions et Vertige, « H’midett II », 1967-72).
La position de Sénac dans le champ poétique francophone de la deuxième moitié du vingtième siècle se distingue de façon plus nette grâce à Europe ; ce n’est sans doute pas la voix la plus importante de son époque, ni la plus novatrice par sa forme ; sa production est inégale, et les textes « politiques », aux objectifs immédiats, semblent les plus datés ; mais quelque chose nous manquerait si cette voix ne s’était pas exprimée. On identifie vite un poème de Sénac. Un ton, un rythme singulier s’entendent, ne s’oublient pas. Une flèche atteint sa cible. Des images, des mots, des situations se répètent dans une lumière méditerranéenne (qu’on nous pardonne le cliché, vérifié en l’occurrence) aussi radieuse que tragique.
Nous traversons une période de passions tristes où l’ombre des communautarismes et d’un néo-puritanisme menace. L’œuvre de Sénac a au moins la vertu de nous rappeler que la poésie peut être une bataille – pour une fraternité nouvelle ; contre les oppressions, surtout lorsqu’elles revêtent le masque de la morale sociale ou religieuse, de la raison d’Etat, du sens supposé de l’Histoire ; pour l’innocence, pour la splendeur du désir quand il illumine l’élégance d’un corps et rajeunit le monde ; contre le ressassement des mêmes syllabes. Il est donc urgent de lire ou de relire Sénac : il nous enseigne à ne pas baisser la tête face aux injonctions intimidantes.
Il a d’ailleurs payé de sa vie, durant la nuit du 29 au 30 août 1973, rue Élisée-Reclus, dans la « cave-vigie » où la persécution du pouvoir l’avait contraint à trouver refuge, cette exigence.
Nous avons
Effrontés sous l’Affront
Resignifié
L’aurore.
Patrick Abraham
(1) La première partie de cette livraison (n°1094-1095-1096, juin-juillet-août 2020), d’une richesse remarquable, célèbre le grand Mohammed Dib.
(2) Nous conseillons vivement de consulter la biographie de Bernard Mazo (Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, 2013).
(3) Une note nous apprend que Pierre Rivas, mort en janvier 2020, éminent spécialiste des littératures lusophones, était un lecteur ancien de Sénac comme de Larbaud : goûts parfaits !
- Vu: 1762