Portraits de pessimistes, De Shakespeare à Schopenhauer, Paul-Armand Challemel-Lacour, Editions des Instants (par Marjorie-Rafécas Poeydomenge)
Portraits de pessimistes, De Shakespeare à Schopenhauer, Paul-Armand Challemel-Lacour, Editions des Instants, octobre 2021, 168 pages, 15 €
Les Editions des Instants ont eu la bonne idée de dépoussiérer des lectures oubliées du XIXème siècle, pourtant si actuelles : les écrits de Challemel-Lacour sur le pessimisme et ses plus dignes représentants tels que Schopenhauer et Pascal. Ce livre rassemble les textes publiés dans Etudes et réflexions d’un pessimiste, publiés en 1901 et en 1993 chez Fayard, ainsi que l’article Un bouddhiste contemporain en Allemagne, paru en 1870 dans la Revue des Deux Mondes. Paul-Armand Challemel-Lacour a été académicien et normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie. Tout comme de nombreux de ses contemporains, il a connu l’exil politique. Et le sentiment d’exil que ressent tout être d’une extrême lucidité, car le pessimisme est un exil…
Il faut savoir qu’au XIXème siècle, Schopenhauer n’était pas encore très connu en France. Notre philosophe allemand a néanmoins intrigué trois voyageurs français qui ont eu l’audace de le rencontrer et de se frotter à sa philosophie parabolique des « porcs-épics » : Frédéric Morin (en 1858), Foucher de Careil (en 1859) ainsi que Challemel-Lacour (également en 1859). Ce dernier n’a pas publié tout de suite les impressions de cette rencontre hallucinante, il a attendu dix ans avant de relater son voyage au sein du bouddhisme revisité dans une taverne schopenhauerienne. Il faut croire que la noirceur de l’inespoir met du temps à être digérée…
Le concept de l’inespoir, cette sagesse stoïcienne, demeure le fer de lance de la philosophie d’André Comte-Sponville qui a réalisé la préface de cette nouvelle édition. Rien de plus décevant dans la vie que de continuer à espérer… La pensée positive donne à Comte-Sponville le mal de mer qu’il compare à un excès de sucre. Il cite en écho de sa pensée cette phrase d’Aragon : « C’est de leur malheur que peut fleurir l’avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis » (La Valse des adieux, Louis Aragon). Le bonheur nous rendrait-il trop mous ? Cela rappelle inévitablement le style aride et incisif de Cioran qui affirmait que seul l’échec nous dévoile à nous-même.
Ce n’est pas anodin que Comte-Sponville ait souhaité introduire ces portraits de pessimistes, il partage un point commun crucial avec Schopenhauer : le suicide de l’un de ses parents. Le suicide du père pour Schopenhauer fut un traumatisme, comme le fut probablement celui de la mère de Comte-Sponville. Pourtant ce dernier affirme que les pessimistes se suicident rarement car l’espérance est la principale cause du suicide. Selon lui, c’est davantage l’illusion qui cause la souffrance que la vérité. Mais cette théorie sur le suicide vient d’être bousculée récemment par le suicide soudain de Roland Jaccard (en septembre 2021), un fervent défenseur des penseurs nihilistes, qui lui aussi a eu l’amère expérience de connaître les suicides de son père et de son grand-père. A rebours de la vision optimiste de Comte-Sponville sur le pessimisme, on peut alors penser que le pessimisme provient d’une déchirure dont on ne se remet jamais… Et qui nous ôte toute illusion, même sur la mort.
La famille des pessimistes est remarquablement bien organisée et soudée, c’est grâce à Cioran que Roland Jaccard a découvert le « bréviaire » pessimiste de Challemel-Lacour, « ce viatique pour âmes ulcérées » écrit-il dans son livre La Tentation nihiliste. Le destin de Challemel-Lacour a d’ailleurs intrigué Roland Jaccard, par sa capacité d’embrasser à la fois les théories les plus nihilistes avec un engagement politique sans faille. On se demande en outre si le regard lucide et extraordinaire de Schopenhauer « avec son habit démodé, son jabot de dentelle et sa cravate blanche, sa figure ridée et sèche », que. R. Jaccard décrit dans Le Cimetière de la morale, n’a pas été inspiré par le portrait que dresse Challemel-Lacour dans ces portraits de pessimistes.
Cette nouvelle édition sur les écrits de Challemel-Lacour ouvre le bal avec l’apparition d’un jeune homme « d’une gravité au-dessus de son âge », qui n’est autre que le spectre d’Hamlet. Accoudé à côté de la cheminée, le narrateur écoute attentivement les mises en garde d’Hamlet et se laisse subjugué par ce logogriphe bizarre. Le pessimisme est assurément un langage atemporel, il ne prend aucune ride. Comme une enclume, il vous assure une stabilité sans faille. Les propos de Hamlet sont d’une troublante actualité : « Tu compares orgueilleusement la police de vos sociétés organisées pour la protection des fortunes, du bien-être et du repos, avec l’anarchie du passé (…). En échange de tant de bienfaits, que t’ont-elles demandé ? Tout au plus de renoncer à une agitation onéreuse, d’accepter qu’on te mesure prudemment l’air, l’espace, la parole, la pensée, la foi religieuse, l’enthousiasme, de consentir à trouver à l’entrée de toutes les routes un gardien qui te demande où tu vas ». Le pessimiste, contrairement à l’optimiste béat et bien organisé, refuse l’idée d’une destination. Selon Challemel-Lacour, la sérénité de Shakespeare provient de trois convictions : l’acceptation du sort, la fatalité des passions, et que paradoxalement sans passion, l’homme n’est rien. Aucune illusion chez Shakespeare, il ne croit pas comme Descartes que l’on puisse maîtriser ses passions.
Les portraits continuent avec Pascal, Byron et Shelley et Leopardi. Quel rapport entre le penseur janséniste Pascal et les insolents Byron et Shelley ? Ils ne daignent porter aucun masque. Ils sont lucides et fatalistes. Le philosophe Alain soutenait que l’optimisme était de volonté. Être pessimiste serait-il alors synonyme d’un « laisser-aller » ? Difficile d’imaginer les poètes romantiques et Pascal se laisser aller… Non, le pessimisme est une école plus subtile.
Le livre poursuit en consacrant la moitié de son épopée nihiliste à la pensée noire de Schopenhauer que Challemel eut l’audace de rencontrer à l’aube de ses 72 ans avec « les cheveux et la barbe entièrement blancs », avec « les yeux et le geste d’un jeune homme » et une bouche aussi sarcastique que sa pensée. Il avait appelé son chien « Atma » : âme du monde en sanscrit. Schopenhauer appréciait l’intelligence animale sans la dissimulation humaine. Toutes les illusions valsent au contact de cet intraitable « bouddhiste » allemand : L’amour ? un leurre pour perpétuer l’espèce. Le progrès ? une chimère du XIXème siècle, tout comme l’était la résurrection des morts au Xème siècle. Le monde n’est pour lui qu’un phénomène cérébral. Seul salut : le nirvana, l’anéantissement volontaire.
La conception du désir et de l’amour du philosophe allemand est ressentie comme un « souffle glacé » par le normalien français. Challemel n’est pas du tout convaincu par cette vision nihiliste de l’amour. Il pense que Schopenhauer pousse le vice trop loin. Challemel conclut à l’occasion d’un article rédigé sur Les Contemplations de Victor Hugo qu’il existe « une même loi pour la nature entière, vivre et souffrir, un même remède l’amour » (Schopenhauer en France un mythe naturaliste, René-Pierre Colin, 1979). Même Schopenhauer n’eut pas l’art d’avoir toujours raison…
Peut-être que Challemel serait finalement d’accord avec la confession de Houellebecq sur son premier coup de cœur philosophique, En présence de Schopenhauer (Ed. de l’Herne, 2017) : « L’attitude intellectuelle de Schopenhauer reste un modèle pour tout philosophe à venir (…) même si l’on se retrouve au bout du compte en désaccord avec lui, on ne peut qu’éprouver à son égard un profond sentiment de gratitude ».
Le pessimisme du XIXème siècle a une saveur particulière qui mérite que l’on y goûte, car le sourire de l’ironie n’est jamais très loin.
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Normalien et académicien, Paul-Armand Challemel-Lacour fut professeur de philosophie et homme politique français (vice-président du Sénat en 1890). Arrêté au Coup d’État de 1851, il fut exilé. Il fit des conférences en Belgique, exerça le professorat à Zurich et rentra en France en 1859. Il fut aussi critique littéraire et gérant de la Revue des Deux Mondes et directeur de la Revue politique.
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