Portrait craché, Jean-Claude Pirotte
Portrait craché, 191 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Jean-Claude Pirotte Edition: Le Cherche-Midi
Un homme attablé. À son bureau. Sans la mer qui, habituellement, lui ouvre la perspective et l’enroule dans ses ressacs. Un homme seul et malade. Soutenu par sa bibliothèque. Accroché aux mots – aux sot-l’y-laisse – ; rattrapé par ses désillusions (« Il s’est cru poète, longtemps, mais ne s’accommode plus de pareille illusion. Il se sait condamné, mais est-ce bien nouveau ? J’aurai vécu en compagnie de la mort depuis ma prime enfance (…) »). Car l’homme, le poète Jean-Claude Pirotte, chroniqueur du Journal d’un poète dans Lire, auteur de recueils de poésie et de romans au Temps qu’il fait et à La Table Ronde, entre autres, lecteur fervent et fidèle de Joubert (« (…) Joubert le tant aimé, qu’il convient de relire sans cesse ») écrit ici dans Portrait craché l’inventaire testamentaire d’une vie consacrée à la littérature. « Les livres sont des analgésiques », écrit-il, et ceux des écrivains qu’il s’est choisis dressent leur suaire de salive et de sueurs pour ériger un viatique de soin palliatif, afin de résister une dernière fois « à cette humanité moribonde où le silence et la mort sont siamois. La littérature comme remède ».
Le temps se délite. Se dessèche. Semble s’arrêter
« L’homme observe les arbres dont le feuillage se dessèche sous la canicule. Mais lui commence à transpirer, je sèche à l’intérieur, dit-il »
– « l’homme » dit « il » au lieu de « je », étranger à lui-même, lui-même son propre observateur.
« Il observe le rideau d’arbres du parc, d’une immobilité inquiétante de végétaux statufiés, qui envahit les fenêtres. Le ciel est d’un bleu féroce, et pas une feuille frémit ».
L’immobilité de la nature que l’homme observe fait écho à sa séquestration morbide, celle d’un homme malade frappé par une paralysie faciale, dévoré par une longue maladie qui à petit feu le dévore
« L’homme se tient un moment immobile sur sa chaise paillée, il médite ».
« L’homme se souvient (…) »
« L’homme avale avec peine une gorgée de café ».
« L’homme parle seul, dans le vide »
occupé à peser les bagages de sa pensée, de son propre passé, loin de son domicile que la maladie l’a contraint de quitter ; occupé à « procéder au recensement des douleurs ».
Si la vie chez cet homme s’éteint à petit feu, si son corps se détériore, se délabre, si la maladie le voue à une solitude qu’il remplit en se parlant à lui-même – l’enchantement de relire des livres essentiels, lui, demeure intact. Ainsi relire Joubert, Nerval et Maurice de Guérin, Montaigne et Marcel Arland, Gaston Bachelard, Reverdy, le Journal de Stendhal, etc., l’éloigne du ressassement auquel la maladie le condamne, et le maintient comme en vie.
« Ce sont, depuis l’enfance, les livres qui lui ont assuré la vie. Qui lui ont ouvert tous les domaines d’un univers sensible dont les surprises heureuses ne se sont pas dégradées ».
En même temps qu’un hommage magnifique à la Littérature, ce Portrait craché de Jean-Claude Pirotte porte la marque de son auteur en nous offrant l’ouverture d’archives précieuses. Et là est la richesse de ce Portrait, dans son hommage indéfectible rendu à la Littérature, pour notre plaisir aussi à nous lecteur assidu et fébrile des écrits qui accompagnent notre vie. Laissons la parole au poète
« Il se souvient que dans une grande librairie où il avait entraîné le jeune ami qui l’accompagnait dans sa fuite, il n’avait dérobé qu’un seul ouvrage – lui qui ne pratiquait pas le vol. Et c’était l’édition, dans la collection de Bernard Noël, de la poésie de Prevel, l’ami d’Artaud. À l’hôtel Royal, dont le barman était un ami, et où ils logeaient sous de fausses identités, il avait posé sur le comptoir du bar le livre volé comme un talisman. Pourquoi Prevel, il n’aurait pu le dire. En pensant à Artaud, certes, et puis le livre était là, solitaire parmi tant d’autres, négligé des lecteurs, presque incongru. La poésie n’avait déjà plus bonne presse depuis des années.
Lui-même se voyait un peu comme un suicidé de la société. Prevel, sa vie misérable en dépit de la présence obsédante d’Artaud, son destin de poète plus ou moins raté, inaccompli en tout cas, Prevel, il s’était soudain senti si proche de lui qu’il l’avait choisi entre tous. Plus tard, dans la grande librairie de la rue de la Liberté, à Dijon, il s’emparait du David de Dhôtel, sans aucun scrupule. Poussé par la nécessité, on devient voleur, au diable les scrupules.
Il se souvient. Les livres sont des personnages aux multiples actes, à commencer par celui qui consiste à s’éloigner de la moralité commune. Ils furent de tout temps la nourriture des réprouvés. Le livre était présent avant d’exister. Aujourd’hui que l’ignorance et le mépris le menacent, il est redevenu ce qu’il doit être, le refuge des réfractaires, l’illusion bénéfique et agissante des déclassés, l’arme de plus en plus secrète d’une armée de l’ombre. Le livre survivra à l’humanité moribonde. Car seule la littérature – l’art en général, dirons-nous – est digne de maintenir l’homme au sommet de son humanité. Lieu commun des réprouvés, le livre scintille encore, en ce temps de barbarie exponentielle ».
Murielle Compère-Demarcy
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