Polygraphie - à propos de Yann Andréa, Cet amour-là, par Yasmina Mahdi
Yann Andréa, Cet amour-là, éd. Pauvert, mars 2016, 192 pages, 18 €
« L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie »
Marguerite Duras, Ecrire
Dès la première phrase, le style durassien de cette écriture polygraphique est reconnaissable par cette impossibilité de nommer, une sorte d’aplatissement de la langue et des phrases pronominales. L’histoire d’amour de Yann Andréa et de Marguerite Duras commence. Impliquée. Dans Calcutta désert ? Non. D’abord à Caen. L’alcool accompagne les premières rencontres épistolaires : les bitter Campari, la bière, le whisky, le vin, rouge, rosé, blanc… L’alcool s’immisce dans l’organisme de Yann Andréa et imbibe sa maladie d’amour. Il écrit le personnage que Marguerite Duras a composé pour lui, pour elle, qu’elle lui a choisi, comme dans un film. Avec des parcours symboliques, des noms d’emprunt.
La communication au caractère de domination assigne Yann Andréa comme substitut, d’abord au fils, puis au frère, pour ensuite devenir le secrétaire et l’amant, dans une relation fusionnelle (et masochiste) qu’il décortique. Dans cet itinéraire d’« écrivant », témoin de « cette humilité de tous les jours, écrire », il y a un effet de distanciation pour (re)vivre cette aventure. Les phrases courtes, lapidaires, en attestent, où parfois pointe une accusation : « des histoires racontées de quatre sous ». De son côté, la femme Pygmalion façonne « un type qui ne sait rien à rien ». Yann Andréa nous livre le récit d’une instrumentalisation consentie (réciproque ?), où il fournit un personnage incarné que l’écrivaine critique et renie après-coup.
Un inconnu observe un peu en entomologiste le phénomène soudain d’une écrivaine du Nouveau Roman, devenue un personnage public, célèbre mondialement. C’est par la voix de l’absente, de la morte, réingurgitée, que Yann Andréa se révèle écrivain, réorganise le passé, s’adresse à la disparue, la fait renaître. Et du coup, s’authentifie. Yann Andréa accessoire ou assesseur ? Collaborateur « assoiffé » que M. Duras obsède et pousse à boire et à écrire, au sein d’un combat entre faire « des livres (…) le jardinage, l’amour, tout » et être, malgré les spoliations, car « Pas une fois elle ne me demande ce qui me ferait plaisir (…) Pendant toutes ces années (…) jamais un menu (…) jamais une promenade en voiture sans que ce soit elle qui décide… » Récit autoréférencé d’une épreuve labyrinthique ? Y. A. parle à Y. A. qui parle à M. D. en 1999, qui ne parle plus puisqu’elle est morte en 1996. En se « frottant » à la langue de M. Duras, Y. Andréa construit un métalangage dont il restera le seul contempteur (le plus proche, car lui aussi est mort en 2014). Le sous-texte se déchiffre, on y lit en-dessous dans une sorte de mot à mot où il y a de l’indéterminé. Cela donne lieu à une écriture de la transversalité, de style sténographique, qui bifurque, perpendiculaire aux écrits à grands succès de M. Duras, passant d’une dimension épistolaire confidentielle à une voix d’adresse directe au lecteur, « depuis les replis les plus intimes de sa mémoire ».
Ainsi, Y. Andréa dresse l’inventaire des détails prosaïques de l’existence de Duras – ce qu’elle mange, où elle aime aller, où elle vit et comment. Il me semble que c’est un être bicéphale qui écrit, dont le cerveau a enregistré et retranscrit dans une langue commune telle « Que moi et elle ça fasse Un ». L’auteur, ivre, s’épuise à ramener des lambeaux d’images de la lente décrépitude de Marguerite, note morceaux par morceaux ses moindres gestes, dires : acte d’amour fétichiste, nécrophage, nécrophile, attirance sexuelle pour ce quasi cadavre que cet homme dans la force de l’âge fait manger, lave, habille ? La cérémonie de l’enterrement et l’émotion qu’elle suscite, ont une dimension universelle. Cet amour-là compile l’histoire des renaissances de Y. Andréa en une confession simple et lucide, entre déchéance et regrets. Il repense aux bagues, bijoux précieux de Duras, « mes diam’s aux doigts », et c’est alors qu’après sa disparition, toute la personne Duras va se transmuer en or ; d’où cette injonction, prémonitoire : « rappelez-vous, je suis un sujet en or ». Y. Andréa visionne son passé, y fait des pauses et des coupes. Et ça repart. Les corps se réaniment, « votre main me caresse je suis une dernière fois touché par vous », dit-il. Ensuite arrive la phase posthume avec tout un vocabulaire de la déréliction, où l’auteur se retrouve rendu à la solitude : « vieilli/pourri/en train de disparaître, se défaire complètement/fleurs fanées, chagrin/Tous ces gens morts et enterrés et tous les autres qui vont venir… »
Ce livre est celui du cycle tragique de l’amour à la mort et à la re-naissance ; palingénésie commune de tous les êtres, me direz-vous. J’y vois également cette sorte d’appétit des artistes à déambuler dans les cimetières, « et toujours à lire un nom nouveau, un nom oublié qui sort de l’oubli puisque je suis là pour lire ce nom ». Ce livre est-il celui de l’écriture en doublon d’une histoire d’amour réécrite depuis la mort, qui prend parfois le rythme d’une ritournelle parce que « ça ne pouvait pas durer ainsi, toujours» ?
Mais laissons la parole à Yann Andréa qui scande à Marguerite, comme un enfant : « J’oublie la peine à moi faite. Je suis là. La page va être écrite. (…) Et aujourd’hui, seul, j’écris. (…) Et c’est aussi à vous que j’écris, c’est en passant par vous. (…) Ce nom de Duras, ce nom dont je ne peux pas me défaire ». C’est dans l’ordre des choses, les mots, les images imprimées sur un support, ceux des films et des livres qui passent le temps, grâce aux écrivains et à celles et à ceux qui réinventent à chaque fois cette longue fiction de l’humanité, à tous ceux-là qui sortent de la chambre noire pour aller vers la lumière. En témoigne cette déclaration, ouverte : « Et puisque je vous écris ».
Yasmina Mahdi
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