Polonaise, Emmanuel Moses
Polonaise, avril 2017, 125 pages, 16 €
Ecrivain(s): Emmanuel Moses Edition: Flammarion
« Je voulais écrire un poème mais il était trop tôt. Il fallait que j’entende encore quelques bribes de conversations, des conversations de femmes et des conversations de famille, bavardages d’enfants, bavardages de grands-parents, bavardages de parents. Il fallait que j’entende le vent du soir, les rires qui éclatent le soir, le cliquetis des premiers couverts à la terrasse des restaurants. […] »
« Je bois du vin et toi, de l’autre côté du couloir, tu bois du vin aussi. Je bois du vin et toi, de l’autre côté de la mer, tu bois du vin aussi. Je bois du vin et toi, de l’autre côté du fleuve que l’on ne traverse jamais deux fois, tu bois du vin aussi. Mais moi, mon vin a le goût de la terre et toi, ton vin a le goût du ciel ».
« Sois simple comme la flèche qui vole vers sa cible, sois simple comme le ciel, sois simple comme le pain et le vin sur la table, sois simple comme le cœur illuminé de l’intérieur, comme le cœur amoureux ».
« Ceux qui m’aurorent me trouveront, ceux qui me soirent me perdront ».
« Vous connaissez peut-être madame X. ou monsieur L. ? Non, je ne les connais pas, je ne connais personne, c’est un sentiment, un état bien agréable, de ne connaître absolument personne. Vous pensez peut-être que je suis misanthrope ou stylite ? Pas du tout. Simplement, voilà, je ne connais personne. Mais au moins les Y. ou le vieil S. ? Et B., M., pour ne citer qu’eux ? Non, vous dis-je, je ne les connais pas plus que les autres, que tous les autres. Que tous les hommes de cette terre. Je ne connais personne. Et, je le répète, cette situation peut vous paraître effrayante ou pathologique mais je lui trouve, quant à moi, un charme voluptueux. Plus encore, je ne me vois pas vivre d’une manière différente que dans cette ignorance. Bienheureuse ignorance ! Ou lucidité, c’est ce que je pense parfois ; peut-être qu’en fait, il n’y a personne à connaître, je m’explique : peut-être qu’en fait il n’y a personne. Avez-vous songé à cette éventualité ? Compromission, ta vision des choses ne me convient décidément pas ».
Regardant longuement (pour garder) les poèmes d’Emmanuel Moses, l’on est, dépassant l’humour, en proie à un sentiment d’inquiétante étrangeté, tel que l’a défini Freud : « Un sentiment d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré juste-là comme fantastique, quand un symbole revêt toute l’efficience et toute la signification du symbolisé… ». Sentiment que notre approche et notre regard ne font qu’approfondir. Sentiment qui jamais ne s’efface, et se trouve être un messager. Sentiment, par ses agissements, nous amenant, peu à peu, à rejoindre la stupeur.
Et quelle image autre que celle tirée d’un autre livre de Freud pour dire quelque chose de cette stupeur qui, lors de notre lecture de Polonaise, nous prend assez rudement par la main (pour ne plus la lâcher, pour ne plus nous lâcher). Il s’agit du dernier chapitre de L’Interprétation des rêves, tel qu’il a été résumé par Dominique Bourdin (et tel que le beau film Manchester by the Sea de Kenneth Lonergan l’a abrité – à sa façon –). Entendre un rêve de la bouche d’un conférencier. Un rêve perturbant. Le rêver à son tour ; rêver un rêve. Puis le raconter. Quel rêve ? Un père s’est tenu auprès de son enfant malade. Mais cet enfant est mort. Tandis que l’enfant dans son cercueil est veillé par un vieillard, le père se repose dans la pièce à côté ; il peut s’assoupir : il a laissé la porte ouverte. Le père rêve que l’enfant est. Est venu. Est venu près de son lit, lui a pris, lui prend le bras. Et lui dit : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? » Le père se réveille, voit (reconnaît) une vive lumière, qui provient de la chambre où paraît (où se retire) le corps de l’enfant. Le vieillard s’est assoupi, un cierge s’est renversé et a mis le feu au linceul, brûlant le bras du petit cadavre. La lumière vive de l’incendie a donc provoqué le rêve, puis le réveil du père. Mais, dans le bref moment du rêve, le père accomplit son désir : que son enfant soit toujours vivant et puisse l’appeler à l’aide.
L’impression que nous laisse (que nous confie) le récit de ce rêve ne doit pas être enlevée, de sa cosse, puis décortiquée. Il s’agit de la laisser vivre, en nous, cette impression, dans le silence qui suit le récit, seule.
Freud, en définissant les inquiétantes étrangetés, s’attache à reconnaître celle qui est « inhérente aux pratiques magiques ». Et s’il est un auteur pour faire le lien entre la stupeur que nous avons évoquée et ces pratiques magiques, c’est bien, si l’on congédie poliment le fracassant Artaud, Michaux.
Lisant Polonaise, lorsque nous sommes frappés par tel ou tel poème, lorsqu’ils nous semblent humains, quand bien même ils font le don d’une forme à l’altérité (c’est là toute la manière d’Emmanuel Moses), c’est – toujours – parce qu’ils nous donnent à ressentir un moins de force qui est la pâleur d’un enfant. Ce n’est jamais parce que s’impose avec eux l’idée d’une force. Et ce moins de force est une grandeur (une splendeur).
Or, c’est toujours « dans le moins de force » qu’apparaissent à Michaux « les idées les plus vastes, les plus importantes », écrit Jean-Michel Maulpoix dans Henri Michaux, passager clandestin. « Comme le chant du prêtre tibétain, la connaissance de Michaux est “faible et secrète, indistincte, exhalée plutôt que chantée, une sorte de plainte dans le sommeil”. Il se tient sur la réserve, ce qui n’exclut pas la violence, mais celle-ci s’exerce toujours dans le sens du retrait, de la privation, d’une quasi-extinction des forces apparentes. L’écriture même en est affectée, qui abolit ses effets et brise ses propres miroirs, poétique par accident et par défaut plutôt que par vœu ou manières. Établie dans les marges, ou les plis, de la littérature, cette œuvre la scrute cependant et, par son étrangeté, l’explique, tels un perpétuel avatar de la vérité indicible, une réponse toujours retardée aux mêmes et obsédantes questions, un incessant travail désespéré qui n’aboutit jamais qu’à recréer de biais la figure humaine et qui ne saurait satisfaire celui qui s’y livre avec une réelle obstination… ».
Achevons cet article avec un dernier extrait de Polonaise :
« Emmenez-moi en Chine, au bord des fleuves immenses où se mirent les pavillons laqués éclairés de lampions sous la lune ; emmenez-moi en Ecosse, sauter de colline en colline, enivré par l’odeur de la tourbe, de l’herbe mouillée, et suivant fasciné le vol des grouses dans la brume marine haillonnée de bleu profond. Nourrissez-moi d’étoiles, c’est le seul lait que je puis tolérer, et soulevez-moi au son de musiques pareilles aux aigles des cimes enneigées. Elles descendent aussi nous inviter à l’éveil comme le vrai soleil ne fait pas que briller mais nous appelle pour que nous parlions en chant et chantions en paroles ».
Matthieu Gosztola
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