Polaroïds, Marie Richeux
Polaroïds, octobre 2013, 158 pages, 17 €
Ecrivain(s): Marie Richeux Edition: Sabine Wespieser
Les Polaroïds, ce sont d’abord des chroniques radiophoniques de Marie Richeux. Des morceaux de vie qu’elle raconte de sa douce voix dans Pas la peine de crier, l’émission qu’elle présente et produit sur France Culture dans le creux de l’après-midi. L’exercice est déjà poétique. Il s’agit en fait de raconter une image, de voir ce qu’une photographie peut dire. Comme des ekphraseis, des descriptions qui bougent autour d’un foyer lumineux.
Pourquoi des polaroïds ? En bon préfacier, Georges Didi-Huberman tente une théorisation de la pratique en revenant sur la racine du mot « polaroïd » qu’il rattache au verbe « polariser » :
« Polaroïds, donc : “se polariser” sur la texture des choses. S’approcher, se pencher, donner sa place au minuscule. Mais aussi, “polariser” les rapports que chaque chose entretient avec ses voisines : se déplacer, faire changer l’incidence de la lumière, donner sa place à l’intervalle ».
Marie Richeux joue en effet sur les regards, sur les angles de vue qu’on peut porter sur une même scène. Elle utilise différentes focalisations (oscillant de l’externe à l’interne), fait varier les points de vue. Pour éviter qu’un cliché devienne cliché, pour montrer qu’il y a diverses façons de voir et plusieurs choses à regarder.
Cependant, il faut bien choisir un modèle à photographier. Ceux qu’elle expose sont issus des classes populaires, des banlieues. Elle prend en photo ceux que l’on ne voit pas d’habitude : les jeunes des banlieues qui n’apparaissent dans les médias que selon la seule focale de la violence. Elle les rend visibles, nous raconte leur histoire. Dans ces espèces de poèmes en prose, Marie Richeux présente un autre point de vue, une focalisation originale.
Toutes ces histoires sont anecdotiques, elles font le récit de petits riens. Des instantanés du quotidien : un réveil difficile avec une gueule de bois, l’heure à laquelle les jeunes de banlieue doivent rentrer à la maison. Tous ces petits moments qui, mis bout à bout, façonnent une existence. Les polaroïds de Marie Richeux ne sont pas numérotés, pas rangés selon un ordre chronologique – est donnée néanmoins à la fin de chaque texte leur date de retransmission radiophonique. Comme des photos que l’on redécouvre pêle-mêle au fond d’une vieille boîte à chaussures. Des photos à lire et relire, à écouter et réécouter.
Analyse détaillée d’un polaroïd, p.27-28 :
« Une table en formica. Une fenêtre mal fermée. Un appartement au rez-de-chaussée. Une fenêtre mal fermée donnant sur la rue. Une table en formica dans une cuisine, un appartement dépeuplé. Une table en formica que l’on voit par la fenêtre, une fenêtre donnant sur la rue.
Schön est debout devant la gazinière et regarde l’eau bouillir. La chute de son pantalon est arrêtée par le léger rebond de ses fesses. Il est torse nu, il a dormi comme ça. L’oreiller, les draps, le duvet de Filip ont marqué ses joues. Ses yeux sont encore gonflés d’herbe et d’alcools et ses sourcils tombent assez bas. Il regarde l’eau bouillir. Après quelques minutes, il attrape un paquet de filtres sur l’étagère, dépose du café, place le tout au-dessus d’un bol, bâille et allume une première cigarette, l’éteint la minute d’après et fait passer l’eau. Le café chaud.
Une table en formica. Une fenêtre mal fermée, un trottoir donnant sur la fenêtre. Une bouteille de lait sur la table. Shön boit son café noir. Filip parti. Un appartement au rez-de-chaussée, une rue donnant sur la table, une bouteille de lait dansant sur le trottoir. Schön boit les premières gorgées de café chaud, c’est le retour de la vie dans quelques-uns de ces membres fourbus de sommeil.
Une bouteille de lait sur la table, une bouteille de lait sur la table, une bouteille de lait sur la table, une bouteille de lait sur la table, une bouteille de lait sur la table, une bouteille de lait sur la table, But no milk today.
19 décembre 2011 »
On comprend mieux à la lecture de (et en analysant) ce texte le nom que donne Marie Richeux à ses créations. Ce sont des polaroïds, qui polarisent certains éléments aux dépens d’autres, qui présentent divers angles de vue – c’est ce qu’explique Georges Didi-Huberman dans la préface.
Ce que l’on voit d’abord, en tant que lecteur, c’est ce que peut voir un passant. Un passant qui jette un œil par-dessus la fenêtre ouverte d’un appartement au rez-de-chaussée. Ce type d’appartement ouvert au regard d’autrui. Ce que l’on voit ensuite, au centre, une bouteille de lait sur la table. C’est tout ce à quoi un passant extérieur peut avoir accès. Rien de plus : la phrase est martelée dans le dernier paragraphe. Son champ de vision se réduit à la seule bouteille de lait sur la table.
Mais, dans le deuxième paragraphe, le point de vue change – d’extérieur, il devient intérieur (le jeu sur les regards est franchement spatial dans ce texte, difficile de parler de point de vue interne dans la mesure où nous n’accédons pas à la conscience des personnages). La seconde polarisation est bien plus détaillée. Le lecteur pénètre à l’intérieur de l’appartement. Dans la cuisine, un homme dont on ne sait rien (sauf son nom Schön) prépare le café. Il n’a apparemment pas dormi chez lui et éprouve des difficultés à effectuer le moindre geste (détail des étapes pour faire du café) – on comprend que la soirée de la veille a été agitée. Le lecteur en sait plus (il voit plus) qu’au début mais il ne sait pas tout. Il ne se trouve pas à l’intérieur de la tête du personnage (ce serait un pas de plus à franchir) : ses pensées ne sont jamais dévoilées. Comme si le manque d’informations à son égard était le calque de l’état cérébral de ce personnage qui a trop bu et trop fumé la veille. Il ne se rappelle rien (ou pas grand-chose) donc le lecteur ne sait pas non plus ce qui s’est passé.
Le dernier paragraphe revient sur un angle de vue extérieur : il fait le point sur ce que peut voir quelqu’un qui passerait dans la rue. Une bouteille dansant sur le trottoir avec les effets de perspective. De cette seule connaissance, ce passant pourrait déduire que l’occupant de l’appartement va boire ce lait « but no milk today », parce que Schön a besoin d’un café noir pour se remettre de la cuite d’hier. En polarisant un élément plutôt qu’un autre (ici la bouteille de lait), Marie Richeux joue sur la perception extérieure qui peut mener à un constat erroné. De fait, les deux visions (la première, de l’extérieur et la seconde, de l’intérieur) divergent. De la fenêtre, l’idée qu’on peut se faire de la scène est partielle donc fausse : c’est ce qu’annonce le but concessif.
Avec humour, Marie Richeux reprend le thème universel du lendemain de soirée. Elle offre au lecteur une fausse piste. Au centre de la scène, la bouteille de lait n’est pourtant pas au centre des préoccupations. La focalisation du polaroïd est ici pour tromper le lecteur. Ce jeu sur le regard qui est au centre de l’exercice de Marie Richeux multiplie les instantanés de la vie quotidienne avec brio.
Grégoire Meschia
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