Poisons de Dieu, remèdes du Diable, Mia Couto
Poisons de Dieu, remèdes du Diable, traduit du portugais (Mozambique) Elisabeth Monteiro Rodrigues, Janvier 2013, 167 p. 17 €
Ecrivain(s): Mia Couto Edition: Métailié
On entre en littérature portugaise par la plus belle langue du monde, la plus musicale, entre graves et moelleux, la plus dépaysante à regarder habiter les pages, à l’image de ce pays unique. On y entre souvent par son grand (le plus grand ?) écrivain : Antonio Lobo Antunes, le maître du « Barroco », et sa perle étrange des livres et de l’imaginaire… on y voyage – n’est-ce pas le pays des Grandes Découvertes ? parfois, au fin fond de l’Afrique colonisée si tard (le dernier pays à avoir « rendu les clefs », fut en effet le Portugal)…
Ce petit et dense livre est à l’image, et du pays, de son Histoire, et de sa littérature. C’est bien un livre qui sonne portugais, mais vu, écrit d’ailleurs, du coup, étrange. De ces terres, anciennes colonies du bas d’une Afrique qui semble vivre à un autre rythme : le Mozambique. Pas l’Angola dans les griffes d’une infinie violence, perpétuelle et culpabilisante, du Cul de Judas de Lobo Antunes, justement. Un Mozambique calme – immobilité d’alizés – post-colonial, relié encore à sa métropole d’antan, par une corde usée, dépenaillée, mais solide, comme ces bateaux colorés qui brinqueballent à Nazareth ou ailleurs… relié, à l’évidence, surtout par la langue et la langueur de son écriture, plus, ça et là, quelques effluves de mélancolie.
Le décor, expédié en quelques mots, juste comme on salerait un plat, n’est pas le propos : « on entend le grondement du tonnerre, les cigales suspendent leur chant. Le silence, en une seconde devient plus grand que la savane ». On est bien en Afrique noire ; pauvreté, rapport si particulier au temps, aux morts et aux esprits ; omniprésence des marabouteries : (« cette maladie n’est pas un hasard ! C’est moi qui l’ai commandée ! »). Une épidémie rôde ; irait-on vers une « Peste » de Camus ? Non, c’est seulement comme une brume qui habite le récit – brume étant du reste, la traduction du nom de la ville Vila Cacimba. Mais l’essentiel est ailleurs. Il est dans un sobre théâtre à l’antique ; quelques personnages face à la vie, le désir, le secret, la mort, bien sûr. Et, puis, comme on vous donne des pincées de gingembre en sus, au marché aux épices ; les soupçons, les mensonges et l’inceste. Le regret aussi, face sombre de la « saudade ». Un médecin, venu de Lisbonne – loin comme la lune – « le Portugais n’était pas une personne. Il était une race qui marchait solitaire, sur les sentiers d’une ville africaine ». Un vieux couple – magnifique binôme – portant en eux tous leurs pareils de la littérature, au bord de la fin de vie : « le vieux Bartolomeu croise les pieds pour dissimuler un trou dans sa chaussette ; sourcilleux, jusque dans la mort. Un froncement protège ses yeux de la fumée de cigarette… son épouse, Dona Munda attend dans le couloir. L’obéissance est inscrite dans la courbe de son dos… ». Une fille – un rêve, à tout le moins –, Déolinda porte, elle, sans qu’on la voie jamais, les « saudades » de tout ce petit monde (quasi le seul mot posé en portugais dans le texte, mais revenant en boucle, comme il se doit à cette nostalgie des pays de mer…).
La mer – livre de culture portugaise ! – parfume toutes les pages ; personnage en soi. Le vieux Mozambicain a passé une partie de sa vie comme mécanicien – encore autre chose que le marin ; une sorte de pont avec la terre, sur un paquebot de croisières luxueuses dont le nom « Infant Henrique » (le fondateur du Portugal) forme ancre historique. « A tant aller et venir, il confondait départ et destination. A tant vivre en mer, il avait perdu sa patrie sur terre. Il n’était de nulle part ». Encore vivant ? Déjà mort ? Craignant ou voulant l’euthanasie ? Aimant sa femme ? En recherche constante de « jeunesses » à consommer (« il avait couché avec une fille d’âge tendre ; comme on dit dans la langue du pays : une fille pas encore chaude »).
Mais, là où un Lobo Antunes décline de description somptueuse en portrait mystérieux, avec peu de dialogues, l’humanité douloureuse et fantasque de ses univers, ici, Mia Couto, au fond, traîne des préoccupations semblables, mais dans un registre de dialogues ininterrompus, qui donne au récit sa nervosité. Une pièce de théâtre, en somme ; belle facture classique à laquelle on ajoute en lisant, pour soi-même : acte I… acte II… Qui, mieux que le « dit » des personnages eux-mêmes, pour raconter leur histoire et leurs pauvres drames au jour le jour. Tout n’est-il pas bouclé (un roman entier dans quelques lignes) quand Dona Munda murmure : « regardez ce que ce chameau m’a fait. Il a foutu mes années en l’air. Je souffre de rides jusque dans mon âme ! ».
Livre serré comme café de par là-bas, qu’on pourrait boire, aussi, sous un soleil de plomb, au rythme des Orgueilleux d’Allegret, avec Gérard Philippe, souvenez-vous ! Noir et blanc ; chuintement du brasseur d’air ; déchéance… une « atmosphère », dirait un autre film. Magique.
Martine L Petauton
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