Point de fuite, Hee-Jai Kim (par Patryck Froissart)
Point de fuite, Hee-Jai Kim, Editions du Matin Calme, août 2021, trad. coréen, Lee Hyeonhee, Isabelle Ribadeau Dumas, 215 pages, 18,90 €
Le projet des Editions du Matin Calme est fort original et a priori digne d’intérêt :
« Ce que nous vous proposerons, à partir de janvier 2020, c’est de plonger avec nous dans l’univers si particulier, sanglant, social, paradoxal, hallucinant, dantesque et drôle, du Polar Coréen, avec une petite dizaine de pépites par an, auteurs et autrices issus de la nouvelle génération littéraire coréenne ».
Point de fuite s’inscrit dans ce jeune catalogue alléchant de publications de polars coréens.
Le roman démarre sur l’entrée en scène de la procureure Ju-hee, dont la narratrice brosse à grands traits le portrait, l’itinéraire, la situation, le statut social et familial, et sur la découverte, dans la demeure du peintre renommé Seo In-ha, du cadavre dénudé de Choi Sun-Woo, « la personne la plus célèbre de Corée après le président et le comédien Yoo Jae-Suk », décédée selon les premières constatations de strangulation au cours d’un violent rapport sexuel.
L’intrigue se concentre progressivement sur la relation qui se noue entre Ju-hee, chargée de l’enquête, et l’artiste, suspect puis vite présumé coupable. Au centre de la confrontation ambiguë qui oppose ces deux personnages, fluctue la personnalité aux multiples, troubles et occultes facettes de la victime. Publiquement riche, belle, mariée, figure médiatique de la haute société locale, Choi Sun-Woo apparaît en effet, dans le cours des investigations d’une part, dans la succession des interrogatoires mettant en scène le peintre d’autre part, comme une personne menant des vies parallèles sur fond de tendances sadomasochistes. A l’injonction expresse du père de la jeune femme, notable influent qui tient à ce que rien n’entache la réputation de la famille, ces fâcheux traits de conduite de Choi Sun-Woo ne doivent surtout pas fuiter. La famille use en conséquence de son statut pour que le peintre soit promptement condamné à mort et exécuté.
L’affaire éclatant dans l’actualité crue d’incendies criminels dont on recherche activement, en parallèle, le pyromane psychopathe qui les déclenche tout en provoquant publiquement la police, il serait politiquement stratégique pour le pouvoir de les mettre sur le dos de Seo In-ha afin de le condamner à mort illico pour ces actes qui révoltent la population. C’est ce qui est officieusement « conseillé » à la procureure, sachant que l’exécution du peintre aux motifs de viol et de meurtre, peine qui n’est guère usuelle lorsque les victimes appartiennent au vulgum pecus, serait vue par l’opinion publique comme le verdict contestable d’une justice de classe appliquée spécialement à l’assassin d’une personnalité évoluant dans les hautes sphères.
« Seo In-ha doit être condamné à mort et cela ne doit susciter aucune réaction politique […]. Pour arriver à cette fin, il fallait absolument lier cette affaire aux incendies criminels ».
La tension narrative, s’inscrivant dans un contexte sud-coréen réaliste qui constitue en soi un intéressant dépaysement, est fort habilement entretenue tantôt par les pressions exercées verticalement sur la procureure, tantôt par la progression linéaire de l’enquête, marquée, comme il se doit pour un bon polar, par les découvertes théâtrales, qui la jalonnent régulièrement, d’indices mettant de plus en plus directement en cause le peintre, de fausses pistes, et, de façon de plus en plus récurrente, de douloureuses crises de doute pour l’enquêtrice, et conséquemment pour le lecteur qui, à mesure que s’accumulent les charges incriminant Seo In-ha, lequel d’ailleurs ne nie pas plus qu’il n’avoue, ont l’impression d’être manipulés, depuis le fond de sa cellule, par ce singulier suspect.
Toute l’intrigue court ainsi le long d’un fil de plus en plus tendu par les questions qui se posent quant au véritable rôle que joue l’artiste dans sa propre inculpation et par le malaise qui s’installe graduellement en Ju-hee au fur et à mesure de ses face-à-face avec Seo In-ha :
– que cache, ou ne cache pas, ce coupable parfait que désigne de manière exclusive l’accumulation systématique, quasiment idéale, se succédant à point nommé, suivant une logique implacable, des preuves matérielles qui surgissent sur les diverses pistes que suit la procureure et qui, l’une après l’autre, renforcent impérativement l’hypothèse primordiale de sa culpabilité ?
Voilà un polar qui fonctionne, à contre-courant du roman policier commun puisque le lecteur, avançant de conserve avec l’enquêtrice, partage avec elle dès les premières pages de la narration l’intime conviction initiale de l’implication du peintre dans ce qui semble être un sordide assassinat doublé d’un acte sexuellement pervers et, par la suite, les doutes qui jaillissent de l’étrange comportement dudit criminel qui accueille sans sourciller, presque, croirait-on, avec amusement, l’enchaînement des présomptions le condamnant.
Se laisser prendre…
Patryck Froissart
Kim Hee-Jai est née en 1969 en Corée, où elle réside. Romancière, elle est également scénariste pour la télévision et le cinéma.
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