Poèmes des jours terribles et des jours suivants, Eliaz Cohen (par Marc Wetzel)
Poèmes des jours terribles et des jours suivants, Éditions du Levant, 4è trimestre 2018, trad. hébreu Michel Eckhard Elial, Peintures à l’huile Denis Zimmerman, 62 pages
Ecrivain(s): Eliaz Cohen
A la poésie, rien d’impossible, puisqu’aux problèmes insolubles, les poètes offrent des réponses insaisissables. Par exemple, comment survivre à la fin du monde ? Un vertige plus puissant que l’Apocalypse suffit !
« Flotter au-dessus du tourbillon
je sais
qu’après l’extinction du soleil
et la dernière étoile
je serai à nouveau emporté vers lui » (p.32)
ou : comment sauver ce qui se noie en nous ? En nouant les deux vagues tueuses.
« Un raz-de-marée
menace de nous noyer
cette nuit
dans l’orage d’aimer
si tu l’avais voulu
je t’aurais tendu une main claire
pour te sauver » (p.31)
comment rejoindre (sans coup férir) l’horizon ? En désirant la seule asymptote.
« Après toi j’accourrai
vers les fruits de ton corps
et tes secrets
Conduis-moi, derrière toi,
j’accourrai » (p.39)
comment échapper (à coup sûr) à un tremblement de terre ? Par trépidations strictement synchronisées à lui.
« Cette terre qui tremble sous nos pieds
nous secouera (comme la poussière d’un tapis avant la Pâque)
seuls resteront ceux qui sont collés à la terre » (p.43)
comment compter sur la discrétion de Dieu ? En bâillonnant sa Providence.
« Je suis venu avec toute la bénédiction muette
des vallées :
que l’œil du soleil tourne
mais ne dise pas que je suis venu » (p.44)
Reste une question : dans quelle situation se mettre pour que ces réponses insaisissables nous viennent ? Eliaz Cohen (né en 1972) dit la sienne : imaginer pire que la mort en s’aimant tragiquement dans un pays en guerre. Ça devrait pouvoir rendre la Muse intarissable, et en effet :
Imaginer pire que la mort est facile à un Israélien : il suffirait que tout recommence.
« Dans l’holocauste à venir, nous serons assis,
comme des séraphins au balcon,
et nous compterons les migrations de juifs » (p.49)
Aimer tragiquement est prendre conscience que les amants ne feront un qu’en chacun d’eux, qu’ils ne seront réunis, au mieux, que de chaque côté, mais jamais entre eux, au cœur du monde :
« Le gel gagne le village
nous ne sortirons pas
nous deux
en un seul corps
implorons la clémence »(p.61)
Le pays en guerre, on le connaît aussi. Eliaz Cohen parle du nécessaire et impossible partage de la terre avec une rare acuité. Tout ce qu’il suggère est extraordinaire. D’abord, des ennemis – qui ne veulent pourtant rien avoir en commun – partagent la guerre qu’ils se mènent (car c’est la même, si elle est réelle : seul un fou – ou Don Quichotte – croit mener une autre guerre que celle qu’on mène contre lui). La poussière est exactement la même des deux côtés du front, où qu’il passe. Chaque camp se fanatise donc pour s’imaginer seul humain dans la confrontation (l’autre groupe n’est qu’un ramassis d’animaux, de diables ou de robots tueurs).
Moralement, bien sûr, toute guerre est fratricide (puisque moralement les humains sont frères) ; mais, politiquement (c’est-à-dire dans les vies collectives réelles à affirmer, ménager ou défendre), une guerre est fratricide dès que des groupes sont frères, et l’est tragiquement s’ils ignorent qu’ils le sont, c’est-à-dire qu’ils sont persuadés (par la méfiance et l’ignorance mutuelles) de mener une guerre « extérieure » contre l’autre camp, alors qu’il s’agit d’une guerre civile, à l’intérieur d’un même et seul peuple plus large, inaperçu de lui-même, puisque les camps ne le forment en quelque sorte qu’en Dieu, dans l’invisible, dans un primordial pas encore éveillé à lui-même. La citation précédente (« nous ne sortirons pas/nous deux/en un seul corps ») – qui semble décrire deux amants s’étreignant en Dieu, unis donc à l’horizon (alors que de simples rivaux sont séparés, comme le sont aussi de simples amis), trop loin pour le savoir, mais trop intensément pour l’ignorer – ne dit-elle pas, profondément, la tragédie israélo-palestinienne : « une terre, deux pays » ou « un pays, deux peuples » – insoluble dilemme tant que l’exacte distance historico-spirituelle entre les deux camps (les deux âmes collectives) n’aura pas été mesurée. Ce poète y travaille.
Il y a, dans ce recueil étincelant et intègre, de formidables images, qui trahissent comme une guerre civile dans l’imagination même du poète : des barrages routiers dans un tunnel, un guetteur pris pour cible par plus enveloppant que lui (p.50), des lignes de crêtes qui hésitent à se chevaucher (p.22), des montagnes qui fondent comme cire et coulent comme pus et fange (p.47), ou une mer intérieure de l’âme que même Dieu ne peut aider Moïse à écarter parce que cette mer est aussi Lui !
« Difficile l’éclosion du cœur, un océan de conscience blanche
même si un bâton le partage
il ne se redresse pas comme une colonne d’eau » (p.45)
mais aussi de formidables tensions (comment par exemple ne pas « bénir » (p.20 et 21) notre propre maison et nos enfants ? Et comment, pourtant, ignorer, que toute bénédiction est partielle (dire le bien ne garantit pas de le faire entendre !) et partiale (dire le bien proche, c’est s’éviter de faire le bien lointain)…
des aveux contradictoires (une miraculeuse ouverture de cœur, et en même temps le fatal constat de « chacun recroquevillé dans la maison de ses pères », p.27) ; mais comment ne pas, par intenses sympathies, être comme le caméléon des divers milieux irréels qu’on arpente ?
de lancinants scrupules (l’auteur vit dans une récente colonie – reprise en 1967 à l’administration jordanienne, une bribe de « territoire occupé » donc, mais, voyant ses voisins repoussés dans l’invivable, se tourmente chaque nuit : avions-nous titre à les écarter ? Pouvons-nous mériter de les remplacer ?)
Honnêtement, voici un immense poète, quelqu’un dans la parole duquel la vie et la pensée, comme dans le songe oppressé d’une femme enceinte, se tiennent l’une l’autre, comme ici :
« Le matin quand nous nous sommes levés
nous avons cru que la terre s’était perdue.
Nous l’avons cherchée sur nos fronts, entre les draps
sur la table à écrire muette. Les signes
étaient oubliés. Et nous ne savions pas
pourquoi elle nous avait quittés.
Nous avons accusé une ancienne fracture.
Nous étions comme une femme enceinte, une femme
enfermée dans une prison
que voit-elle ?
Le plâtre s’écaille en violet pur, comme la mémoire.
La mémoire tremble dans son ventre,
un fœtus bouge, la mémoire essaie.
La mémoire est morte » (p.18)
Marc Wetzel
- Vu : 2432