Poèmes de transition 1980-2020, Branko Čegec (par Didier Ayres)
Poèmes de transition 1980-2020, Branko Čegec, L’Ollave, Domaine croate/Poésie, octobre 2020, trad. croate, Vanda Mikšić, Brankica Radić, Martina Kramer, 144 pages, 15 €
Univers, construction d’univers
Mon sentiment à l’égard de cette publication en français du poète croate Branko Čegec a été duel : d’un côté, par un désir d’examen, car je cherchais par quelle arrête littéraire je pourrais trouver le cœur de la construction de cet univers, puis, en renonçant à m’occuper de généralités et passant outre le peu de connaissance que j’avais des lettres croates, je me suis senti désigné par ces poèmes au fur et à mesure, d’autant que le style du poète a évolué entre 1980 et 2020. Les derniers recueils sont proches, pour moi, des grands littérateurs de la partie Est de l’Europe, poésie maîtresse, de Hikmet ou de Rítsos. Et pour confidence, je trouve chez ces deux derniers auteurs la vraie question du poème : donner vie, montrer la vie, se faire vie.
On sait évidemment quel destin a été celui de la Croatie. Et il est sans doute une des entrées dans cette poésie. Branko Čegec a pratiqué l’art poétique comme une expérience, puis lentement, comme l’anthologie le laisse deviner, son chant devient plus régulier, tout en soulignant mieux le paysage textuel qu’il traverse, donnant corps à des instances de locutions plus personnelles, plus directement venues de ses profondeurs. Écrire lui sert à décrire l’esprit, faire agir l’esprit pour ensuite atteindre à la vie, cette vie dont la formulation revient toujours comme non finie, presque indicible, narrée mais toujours en-deçà de la narration absolue, comme si tout texte ne pouvait parvenir à cette équation scientifique qu’est la vie, mais dont la mathématique recule toujours comme un horizon.
La Californie est loin. Je ne partais que rarement. La vue
des seins en silicone est la seule à stimuler.
Mélancoliques sont les vignettes du monde artificiel. Je les ai rangées
dans une boîte, j’ai allumé l’électricité puis j’ai longtemps fixé l’aride nuit d’été :
j’ai fait défiler des surfeurs, des gars de la plage,
des singles cabossés, toute une époque de plastique filigranée. […]
Syntaxe de la peau, syntaxe du clair de lune
[…]
Je suis salué par les bateaux et les femmes pianistes
aux jambes longues et aux doigts de laser
comme dans toute entreprise
de l’innovation et de la mort :
et seul le rythme de ton toucher gronde encore en stéréo,
suivi par l’éclat timide de la peau au clair de lune
près de la digue, au printemps,
lorsque les vents sont encore tout jeunes,
et que la nuit ne cesse pas, l’écriture non plus,
traçant l’ellipse du / minuscule
jusqu’à l’infini.
Cette poésie, qui n’hésite pas à aborder divers moyens d’expression, qui utilise le simple récit parfois, et si ce dernier triomphe, c’est parce qu’il est brûlant, presque violent, récit d’amertume, fonctionne en un sens par agrégation. En tout cas, cette vie qui me questionne toujours comme fin et moyen, impossible atteinte et mélange argileux où le style vient pour se former et se reformer, le poème la fige un instant, juste quand la lecture à voix basse vient heurter sa coque, sa conque. Tout poème est dit par la vie.
Didier Ayres
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