PLOUF (par Sandrine-Jeanne Ferron)
Amis Français d’ici ou d’ailleurs, good morning ! Des histoires ! des histoires ! raconte-moi une histoire alors voilà, imaginons que tu es un plongeur et que tu as assez d’argent pour vivre à Miami Beach. Tu es sur un bateau, avec combinaison, bouteilles, tuyaux et un petit groupe de gens que tu ne connais pas la plupart du temps mais dont tu dépends. Toi, ton truc, ce sont les épaves. Tu as passé tes paliers et tu vas plonger régulièrement à Key Largo parce qu’elles sont là-bas, parce que ce n’est pas très loin de Miami Beach. Le reste du temps, tu fais des longueurs en apnée dans ta piscine semi-olympique. Régulièrement, ça signifie une fois par mois. Key Largo, tu y restes quatre nuits, toujours le même motel en face du club de plongée et du restaurant qui porte le nom d’un poisson. Ici, le poisson est rare, on te le vend et c’est du bébé requin que tu ingères. Le menu du petit-déjeuner est américain, le déjeuner est mexicain, le soir tu es trop crevé et tu as l’estomac dans les mâchoires. À Key Largo, il y a des gueules et des histoires.
Des femmes et des hommes qui ont des petits soucis avec l’alcool, avec leurs maris et leurs épouses, avec les gosses, avec les boulots et la pension de retraite qui raccourcit comme le temps. Oui, le temps s’accélère quand tu vieillis, peu importe l’endroit où tu es, c’est prouvé, tu vis moins de choses, t’apprends moins vite et tu n’as toujours pas compris pourquoi. À Miami Beach, tu te sens plus jeune, dans ta Porsche décapotable, à la surface tu as l’impression que tu reprends un peu de pouvoir sur ce qui t’échappe. Tu prends soin de ton corps à l’extérieur et ça se voit. Les touristes qui te saluent, « Regarde, Jean-Pierre, un vendeur de drogue », et toi ça te fait marrer, les huskies déguisés pour Halloween, l’arrosage automatique qui tourne à plein régime même les jours de pluie et les filles siliconées qui te tombent dessus, saucissonnées dans des filets de pêche.
À Key Largo, on t’a raconté l’histoire d’une épave, juste à la sortie du port, le bateau, devine quoi, il a coulé tout seul. Enfin, non. Il était trop chargé. Il n’a pas eu le temps de quitter Key Largo, plouf, trop de caisses à son bord. Drogue, non, des bouteilles de rhum. Pas de morts à déplorer. Les morts, ils sont venus après. Ce sont tous ceux qui ont plongé pour tenter de remonter les bouteilles. Quant à la localisation de ladite épave, c’est confus, nul ne sait très bien où la situer. Il y en a même qui disent que ce n’est pas à Key Largo mais à Curaçao. L’acidification des océans, la destruction de la biodiversité, des coraux et des bâtiments, ça te plonge toujours dans la détresse. Tu souffres de solastalgie, concept inventé par le professeur australien Glenn Albrecht et tu te fais traiter en fumant l’herbe vendue chez Curaleaf, grâce à la prescription que t’a faite ton médecin. En Floride, on ne mentionne pas les termes de réchauffement climatique, c’est tabou mais ça, c’est une autre histoire. Alors entre les épaves et les bouteilles de rhum, tu as choisi. Les plantes. Plonger, c’est le moyen que tu as trouvé pour éloigner la souffrance que te causent chaque ouragan, chaque catastrophe écologique, la perte d’un lieu voire d’un objet, tout ce qui va disparaître à commencer par toi. Alors tu écoutes les histoires, ça prolonge la tienne et ça la maintient sous la surface. À l’abri de celles des autres.
Sandrine-Jeanne Ferron
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