Plein hiver, Hélène Gaudy
Plein hiver, janvier 2014, 200 pages, 20 €
Ecrivain(s): Hélène Gaudy Edition: Actes Sud
Oh ! certes ! il y a de vraies solitudes. Des vies qui laissent indifférents tous les autres humains. Des êtres dont personne ne s’aperçoit qu’ils ne sont plus là. D’ailleurs, dans le roman d’Hélène Gaudy, Plein hiver, il y a un cas de ce genre ; à peu près. Il s’appelle Prince Buchanan. Mais même ainsi à l’écart de tous, dans cette maison qu’il « avait construite lui-même, rondin par rondin, sans demander l’aide de personne », Prince Buchanan n’est pas complètement ignoré. Quelques-uns des adolescents de Lisbon lui rendent volontiers visite ; pour se distraire d’un quotidien morne, il est vrai. (Et lorsqu’un de ces jeunes, David Horn, disparaît, qu’on se retrouve sans le moindre commencement d’une explication, on suspecte aussitôt… Buchanan.)
Lisbon ? David Horn ? C’est vrai ; reprenons dans l’ordre – un certain ordre – des faits extrêmement et vertigineusement emmêlés dans le roman. Lisbon, David Horn, ce sont là les trois mots à retenir, des noms qui reviennent sans cesse tout le long du roman. Les tout premiers mots du roman sont les suivants : « David revenu à Lisbon ». Comme un télégramme, jadis. (L’époque où se situe le roman n’est pas explicitement indiquée, mais il est une fois question de mail et d’Al-Qaïda.) Lisbon donc, c’est le lieu. Un de ces lieux dont on se demande, en les traversant en voiture, ce qui peut expliquer que des êtres y demeurent.
« Il faut dire que Lisbon est une petite ville. Froide, le long de la route. Cernée par la verdure, les feuilles et les épines qui s’insinuent partout, comme si chaque maison devait gagner quelque chose sur l’avancée de la forêt ». C’est aux États-Unis, quelque part dans le Nord. Le narrateur consacre beaucoup de mots à dire ce qu’est Lisbon – ç’aurait pu être le titre du roman. « On ne voyage pas à Lisbon. On y passe, sans s’arrêter. On y reste quand on y est né. Quand on la quitte, on n’y retourne pas ». Si bien qu’il se passe quelque chose dont on ne s’aperçoit que peu à peu (ou alors soudain, au bout de dizaines de pages) : Lisbon est si perdu, si paumé qu’il en devient… singulier et intéressant – romanesquement s’entend. Cet endroit, Lisbon, en réalité n’est pas qu’un décor pour une histoire de disparition d’adolescent ; c’est une des composantes même du roman. Les êtres s’y ennuient tellement que cela en devient pour ainsi dire fructueux, au point que cela génère non pas une histoire mais plusieurs, celles des vies qui, égarées là, se mêlent, se côtoient, et semblent sans cesse se demander (et le lecteur avec elles) comment elles peuvent se trouver là, à cet endroit ? Comment peut-on être à Lisbon ? Pourquoi le verbe « sembler » ? Non, cette question, tous se la posent. Roy et Howard, les deux policiers originaires de Californie, Caroline et Henry, les parents de David qui ne vont pas tarder à se séparer, Prudence, seule fille d’une bande d’adolescents, à travers le regard qu’elle pose sur sa mère (« Pas question de rester à la maison comme sa mère, de s’établir à vie dans une baraque identique à la sienne »)…
Dans ce Lisbon avec ses clins d’œil lusitaniens (l’unique motel du coin s’appelle « Le Bacalhau »), Sam passe des heures à la fenêtre de sa chambre à épier le voisinage ; les frères Jensen, Tom et Jude, entretiennent l’idée de faire entrer dans le Guiness Book la rivière du coin nommée majestueusement pourtant Atlantic River comme étant « la rivière la plus courte du monde » ; Prudence, que déconcerte un peu sa propre puberté, flirte vaguement avec David… Tous, âgés d’une quinzaine d’années, rêvent bien entendu d’évasion, d’ailleurs.
Et puis un jour, plutôt un soir, David disparaît. Fugue ? Meurtre ? Aucune explication. Le lecteur commence le roman en apprenant donc que le disparu est revenu à Lisbon après quatre bonnes années on ne sait où. Nous est restitué avec minutie – c’est sans doute là le projet romanesque – ce que déclenche ou révèle cette disparition avec une qualité d’écriture et un sens de la psychologie admirables. Et nous revenons ainsi à ce que nous disions au début de ce propos. Cela surprend de prendre ainsi conscience que nous sommes si tissés, si constitués des autres vies. Un tissage immatériel, beaucoup plus que physique, semble vouloir souligner Hélène Gaudy. Plein hiver est tout en vie intérieure, en ruminations, en pensées. La narration est tout le temps à l’intérieur des personnages, dans leur intimité mentale. La disparition de David est comme un fil qui rompt dans un réseau délicat, subtil, fragile. Tout Lisbon ou presque est perturbé par cette rupture. D’où ce temps très chamboulé par la narration. Les faits sont racontés avec une extrême cohérence mais pas linéairement. C’est un suspense alors que le lecteur, répétons-le, sait d’entrée de jeu que David est réapparu. Ce suspense n’est pas celui, habituel, qu’engendre une disparition humaine ; il naît de la reconstitution patiente et minutieuse de tout un puzzle dont cette disparition n’est en fait que l’occasion ou (osons !) le prétexte. La disparition de David, si nous pouvons risquer une autre image approximative, c’est comme le gros caillou qui tombe dans l’eau tandis que ce qui retient l’attention du spectateur, ce sont les perturbations qui se forment sur une surface qui était lisse.
Les pages de garde indiquent qu’Hélène Gaudy a déjà publié pas moins de quatre ouvrages pour la jeunesse. L’auteure a eu de « fructueux échanges » avec des élèves d’un lycée pendant l’écriture dePlein hiver. La justesse psychologique de ses personnages affirme un profond intérêt pour l’adolescence.
Théo Ananissoh
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